Chroniques

par bertrand bolognesi

Symphonie en si bémol mineur Op.113 n°13 « Babi Yar »
Marko Letonja dirige Pavlo Hunka, l’Eesti Rahvusmeeskoor

et l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Palais de la musique et des congrès, Strasbourg
- 7 février 2019
Marko Letonja joue « Babi Yar », Symphonie Op.113 n°13 de Chostakovitch
© dr

Retour en Alsace, ce jeudi, pour suivre le cycle Chostakovitch de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg qui reçoit pour deux soirs l’Eesti Rahvusmeeskoor, soit le Chœur national masculin d’Estonie. Selon la formule usitée la semaine dernière pour l’exécution de la Symphonie en sol mineur Op.135 n°14 (1969), il revient à la musique de Joseph Haydn d’inaugurer ces soirées. Ainsi retrouvons-nous la phalange nationale en effectif Mozart pour la Symphonie en ré majeur Hob.I:73, vraisemblablement conçue à l’orée de 1782 et surnommée La chasse.

Marko Letonja invite des bois élégants à l’entame de l’Adagio liminaire, puis le premier violon dessine un rythme nouveau, témoin du goût du compositeur pour l’expérimentation, qui contamine bientôt le tutti. Aussi l’Allegro s’enchaîne-t-il sur un ton badin, plein d’esprit, décidément plus dans une Aufklärung confiante que dans quelque sourcillant Sturm und Drang. Sans sacrifier à l’autel de la frivolité, la lecture de ce premier mouvement se caractérise par une légèreté de bon aloi dont le chef slovaque souligne le fin travail thématique par une inflexion subtilement chantante. En quasi pavane un brin taquine sinon moqueuse, Letonja ménage ensuite à l’Andante une nuance fort soignée où la modulation se fond comme par distraction. Dès lors, la symphonie semble affirmer une vie indépendante sans qu’on ait à la faire. Danse au pas simple, voire un peu lourd – peut-être moins proche de l’agrément courtois que d’un Ländler familier dans les alentours d’Eisenstadt, qui sait… –, le Menuetto avance dans un remarquable équilibre pupitral. Après un Trio magnifié par des vents d’une grâce exquise, la reprise invente avec génie par discret rehaut de l’escape classique. Diane chasseresse survient au final, Presto fluide qu’agrémentent les cors attendus. En ces précieuses sonneries l’on reconnaît bien l’inimitable qualité des cuivres de l’OPS – tant pis si d’aventure un lecteur sournois m’accuse d’ici radoter, mais, vraiment, nul rencontre possible, à l’heure actuelle, de pareille vertu dans aucun autre orchestre français. Du roboratif au ravissant, la présente interprétation conjugue, pour finir, une tendresse fervente et brève.

Créée par Kirill Kondrachine à Moscou en décembre 1962, la Symphonie en si bémol mineur Op.113 n°13 de Dmitri Chostakovitch arbore une proportion comparable à la Quatorzième qui nous bouleversait ici-même, lors du deuxième épisode du cycle [lire notre chronique du 31 janvier 2019]. En un peu moins d’une heure, elle s’articule en cinq mouvements qui font des vers d’Evgueni Evtouchenko (1932-2017) leur sujet. Écrite en 1961, elle s’intitule Babi Yar, selon le premier poème choisi du Sibérien (né de parents ukrainiens), à la mémoire des victimes du massacre perpétré en septembre 1941 par l’occupant nazi, aux abords de Kiev. Là périrent des dizaines de milliers de juifs civils ukrainiens, fusillés dans un ravin.

« Je me sens un Juif » annonce d’emblée de quoi il s’agit, dans cette œuvre qui développe son hommage en élargissant l’évocation de l’antisémitisme avec d’autres victimes emblématiques, du capitaine mulhousien Alfred Dreyfus ou de la tristement célèbre adolescente francfortoise Anne Frank, en passant par « le petit paysan de Białystok », un souvenir peu parlant pour le mélomane d’Europe occidentale mais bien connu en terre slave. À la mi-juin de 1906, en débordement d’une répression policière qui faisait suite à plusieurs attentats anarchistes survenus à Białystok, une ville importante alors située sur le territoire russe (elle est désormais polonaise, aux confins de la Lituanie et de la Biélorussie), survint un pogrom sanglant. Bien que les autorités impériales aient conclu qu’il relevait d’une opposition pour elles ingérables entre Polonais juifs et Polonais chrétiens, la presse locale démentit activement telle désinformation, tandis que le Parti Socialiste Polonais le condamnait au sein d’un manifeste explicite (Cf. Résolution des travailleurs condamnant le pogrom de Białystok). Dans l’URSS timidement dégelée de Khrouchtchev, il ne fait pas bon ternir l’histoire soviétique – doublement, par le fait de montrer du doigt le consentement au pogrom (même si ledit consentement fut tsariste) et celui d’affirmer que l’ancêtre du communisme pourrait n’être pas exclusivement russe –, surtout quelques années après le cuisant Juin de Poznań. De fait, la Treizième connut bien des déboires avant sa création et fit du remous dès sa première, dans le climat politique peu sûr – certains dirigeants font pression pour revenir à un régime plus dur – où sévit un regain d’antisémitisme. « J'ai posé le problème de la morale des citoyens, justement des citoyens, confie le compositeur à Solomon Volkov, la poésie d'Evtouchenko est pétrie d'idées réfléchies et d'une humanité incontestée » (Témoignage, version française d’André Lishke, Albin Michel, 1980).

Le grand effectif est requis, pour cette œuvre monumentale du philosémite Chostakovitch où sont convoqués un chœur d’hommes et une basse soliste. Babi Yar commence dans une sonorité méphitique, pleine de danger, dont s’impose l’austère gravité. La description chorale du site du massacre fait froid dans le dos. Régulièrement applaudi sur la scène lyrique [lire nos chroniques du Joueur, de Lulu, Káťa Kabanová et Eine florentinishe Tragödie], le Britannique Pavlo Hunka, fils d’un Ukrainien, porte loin le livret d’Evtouchenko, tandis que s’élèvent les voix somptueuses de l’Eesti Rahvusmeeskoor, une formation dont la perfection laisse supposer le sain ajustage quotidien des linçoirs par un travail assidu. La cloche tinte et, après la souple gelure des cordes, la basse appelle le peuple russe, non sans grandiloquence. L’amble narquois de l’Allegretto revêt un épais manteau d’épouvante, à l’encontre de cet Humour inaccessible aux puissants. Plus sombre que jamais, Au magasin grince des dents. La maîtrise de tous les aspects de la partition, dont la citation bartókienne et sa variation, sous la baguette de Letonja, scelle déjà une interprétation mémorable.

Cтрахи… Toutes les peurs – sinueuses, effarées, dolentes, pernicieuses, celle « de parler aux étrangers » n’étant assurément pas des moindres. On admire la ciselure scrupuleuse de chaque détail, rendue vital dans une approche au long cours, par un chef apte à donner des leçons de concentration à un yogi. Citons l’excellent Micaël Cortone d'Amore pour le splendide solo de tuba, inquiétant comme une épidémie de frousse. Le chanteur, qui répond présent au devoir d’endurance exigé par sa partie, émeut par le contraste entre une bonhommie naturelle et la teneur poétique de ce Largo saisissant, élaboré avec rigueur, où il n’est question que de répression, sur fond de parodie d’un fameux hymne patriotique. Le dernier épisode de la Treizième est dédié au mensonge, ardent amant de l’ambition : Allegretto goguenard, Карьера (Carrière) vise directement la bureaucratie soviétique – on pense au redoutable essai de Rudolf Pikhoïa, СССР, История Великой Империи (URSS, Histoire du pouvoir, version française de Benoît Gascon, paru en deux tomes chez Kéruss, Canada, 2008) –, à travers les confrères hypocrites qui en savaient autant que Galilée mais taisaient leurs découvertes face à l’Inquisition, attendant de mieux voir tomber le génie supérieur. Sur une pédale de cordes, comme libérée de la satire et des contingences humaines, la ritournelle de l’alto et du violoncelle, pure, s’épuise dans l’égrappage du célesta.

BB