Chroniques

par bertrand bolognesi

Tannhäuser
opéra de Richard Wagner

Bayreuther Festspiele / Festspielhaus, Bayreuth
- 13 août 2019
Passionnant "Tannhäuser" de Tobias Kratzer au Festival de Bayreuth 2019...
© bayreuther festspiele | enrico nawrath

C’est assurément un Tannhäuser pas comme les autres que signe Tobias Kratzer au Bayreuther Festspiele 2019 ! Avec le dramaturge Konrad Kuhn, le vidéaste Manuel Braun et le scénographe Rainer Sellmaier, le jeune metteur en scène bavarois s’est posé les bonnes questions quant au rôle-titre, artiste qui a quitté le confort du giron originel, s’est empli d’une autre forme d’existence et a renouvelé, on le suppose, son expression propre. Le glissement d’Heinrich à Richard n’est pas une nouveauté, certes, mais le voici traité en profondeur avec un brio simplement admirable.

Choisir la version de Dresde, c’est s’immerger d’emblée dans ce destin, sans les encombrements parisiens. En 1845, Wagner a créé dans la cité saxonne Rienzi (20 octobre 1842) et Der fliegende Holländer (2 janvier 1843), tout en s’investissant dans la mouvance anarchiste qui le conduira à l’exil, en mai 1849. Avec une pertinence soigneusement renseignée, Kratzer, déjà l’auteur d’une production de Götterdämmerung à Karlsruhe et dont nous avons salué Le prophète, Lucio Silla et L’Africaine [lire nos chroniques du 18 octobre 2015, du 15 novembre 2017 et du 11 mars 2018], concentre le spectacle en un road movie dont le camion Citroën s’inspire d’une mouvance soixante-huitarde et cite une performance de la plasticienne bulgare Marina Abramović. Durant l’Ouverture, un film est projeté sur toute la largeur du cadre de scène. On surplombe en vue aérienne le château de la Wartburg (Thuringe), où le compositeur situe le tournoi chanté de l’Acte II. L’objectif s’en éloigne, attiré par la forêt, immense, où apparaît une route sillonnant la verdure, puis le camion, seul, libre, haut-parleurs de chaque côté et grand lapin en figure de proue. Vénus est au volant, son Heinrich faisant le clown (littéralement, par le costume, la perruque et le grimage) à ses côtés. À l’arrière, la caméra fait découvrir Oskar, personnage de petite taille joué par le comédien et musicien Manni Laudenbach, et Le Gâteau Chocolat, performeur dans son propre rôle de drag-queen poétique.

Le joyeux quatuor d’avant-gardistes libertaires se trouve, la nuit venue, en pénurie de nourriture, de stupéfiants et même d’essence. Qu’à cela ne tienne ! Vénus aborde un Burger King : tandis qu’elle passe commande, Oskar et Le Gâteau Chocolat vont siphonner une voiture dans le parking. Vus par la police, ils regagnent le véhicule, leur meneuse paie avec une fausse carte bancaire qui affiche le slogan wagnérien frei in Wollen, frei in Thun, frei im Genießen (libre de décider, libre d’agir, libre de jouir). Mais sur la chaussée, un policier affronte le camion sur le départ. Sans état d’âme, la déesse lui roule dessus. Cet acte extrême réveille brutalement Tannhäuser : il ne peut être meurtrier, cela ne fait pas partie de son auto-projection, ni de son monde. De là vient sa prise de conscience de n’être pas à sa place et de devoir quitter Vénus : le rideau de scène peut s’ouvrir.

Le camion s’est arrêté dans un parc pour enfants, près de la barraque à glaces dans l’enclos de laquelle siègent deux nains de jardin qui font d’abord peur à Oskar. Le travesti entre par une fenêtre dont il ressort en tenue de Blanche-Neige. Tandis qu’avec Vénus ces deux-là se mettent à table, Tannhäuser annonce sa décision de les quitter. Ils reprennent la route, mais le rebelle ouvre la portière et saute. Au petit matin, un berger à vélo le découvre, couché sur le bitume. Il l’escorte jusque devant la Festspielhaus. En smoking et robe du soir, les pèlerins sont le public du festival. Quant aux poètes de la Wartburg, ce sont les chanteurs qui, après une répétition, boivent une bière entre collègues, dans la pelouse.

Des images captées en direct dans les loges puis en coulisses ouvrent l’acte médian. Elles sont projetées en haut de la scène, au-dessus d’un décor signalé par un cadre lumineux, qui représente la salle du concours, combiné de la salle des fêtes et de celle des ménestrels, avec une petite scène sous trois arcades, pourvue elle-même de coulisses. Outre l’événement qu’est toujours une nouvelle production à Bayreuth, le fait qu’elles soient diffusées en blanc et noir suggère une dimension historique de l’instant – ces images sont-elles jouées, voire inconsciemment jouées ? On ne sait plus… et c’est encore plus passionnant ainsi ! Cette double mise en abime se fait triple lorsque la Festspielhaus elle-même entre dans la danse : alors que l’acte se déroule de traditionnelle manière, on voit nos trois activistes dans le jardin ; ils posent une échelle sur la façade du théâtre, grimpent jusqu’à la loge centrale où dérouler la banderole frei in Wollen, frei in Thun, frei im Genießen. La caméra les suit dans les couloirs. Dans les toilettes, Vénus malmène un page dont elle emprunte le costume. S’ensuit un concours improbable, avec la traversé de la petite scène par Oskar et Le Gâteau Chocolat et la présence hilarante de la déesse parmi les vrais faux pages, si l’on peut dire. Ne dévoilons pas toutes les facéties ici développées : il suffira de signaler un côté Meistersinger avant l’heure qui bénéficie hardiment du procédé paradoxal consistant à montrer l’artifice pour rendre tout plus vrai que jamais – c’est la représentation elle-même qu’on interroge ici. Avec l’hymne scandaleux de Tannhäuser tombe le déguisement : le quatuor se regroupe à l’avant-scène, hors champ, tandis qu’on voit l’administration appeler la police, les BMW entrer dans le parc et bientôt les uniformes faire irruption sur le plateau, arme au poing. Heinrich se constitue prisonnier.

Le rideau de l’Acte III découvre le camion, en piteux état, échoué dans une zone en périphérie urbaine où Elisabeth vient errer à la recherche du héros. Oskar partage son peu de soupe avec elle, avant que Wolfram assouvisse son désir et que des pillards – les pèlerins – glanent la ferraille. La jeune femme met fin à ses jours dans le Citroën déglingué, sous l’immense panneau publicitaire du Gâteau Chocolat, avec une montre bling-bling à sa marque. La partition est ce bâton qui n’a jamais fleuri au retour de Rome : sous les yeux effarés de Wolfram, Tannhäuser le détruit avec une hargne sauvage. Vénus est de retour, mais il rêve à son voyage : l’écran le montre désormais au volant, avec Elisabeth, paisible, sur l’épaule – il est trop tard.

Lorsqu’à une mise en scène d’un tel niveau sont associés une distribution satisfaisante et un grand chef, quoi dire de plus ? Ce soir, Valery Gergiev n’est pas venu. C’est donc Christian Thielemann qui reprend le flambeau –annoncée sur scène par Katharina Wagner, cette bonne nouvelle prélude positivement le spectacle. Si la lecture du directeur musical du Bayreuther Festspiele ne fait aucun doute, son approche infiniment ciselée de l’Acte II est à elle seule une bénédiction.

Outre la présence attachante et assez inouïe de Manni Laudenbach et du Gâteau Chocolat, celle du mezzo-soprano Elena Zhidkova, déjà applaudi en Vénus à Budapest, magnifie le rôle, tant vocalement que théâtralement [lire notre chronique du 3 juin 2012]. Elle est LA voix de la soirée, Lise Davidsen ne nous semblant pas honorer pleinement la partie d’Elisabeth : certes, l’incarnation fonctionne et le jeune soprano possède une voix puissante et longue, mais le chant laisse percevoir des défauts qui passent généralement pour ceux de la maturité, ce qui laisse perplexe. Parmi les poètes, Markus Eiche signe un Wolfram de belle tenue, quand Daniel Behle impose un impeccable Walther von der Vogelweide. Wilhelm Schwinghammer n’est pas en reste dans le rôle de Reinmar von Zweter, avec un timbre très impacté. Pour son Berger très musical, bravo à Katharina Konradi, ainsi qu’à Stephen Milling qu’on retrouve avec plaisir en Landgraf Hermann tout de velours. Enfin, Stephen Gould, bien que montrant au III quelques signes de fatigue, tient vaillamment son Tannhäuser, favorisé par un aigu étincelant doté désormais d’une aura nouvelle. Faut-il préciser cette lapalissade quant au superbe Chor der Bayreuther Festspiele, dirigé par Eberhard Friedrich ?... Quel moment !

BB