Chroniques

par laurent bergnach

Tannhäuser
opéra de Richard Wagner

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 6 octobre 2011
Elisa haberer photographie Tannhäuser (Wagner) à l'Opéra Bastille (Paris)
© opéra national de paris | elisa haberer

Il fut un temps où Wagner aimait Paris, où Paris n’aimait pas Wagner…
À la veille de la création française de Tannhäuser, le 13 mars 1861, le compositeur a déjà séjourné plusieurs années dans la capitale (1839-1842) – époque d’achèvement de ce Fliegende Höllander dont il abandonne le livret à Louis-Philippe Dietsch, ancien maître de chapelle dans les églises alentours devenu chef d’orchestre à l’Opéra – et songe même, en tant que proscrit d’Allemagne sur les routes depuis une décennie, à y poser une fois pour toutes ses bagages – « J’ai l’orchestre du Conservatoire, d’admirables quatuors, pourquoi ne vivrais-je pas là ? ». Hélas, malgré l’engouement des admirateurs de la première heure (Baudelaire, Gounod, Saint-Saëns, etc.) qui ont œuvré pour que l’ouvrage (né à Dresde, le 19 octobre 1845) soit joué en France, « le Prussien » a ses détracteurs (abonnés, membres du Jockey Club, critiques de La Revue des Deux-Mondes et de L’Illustration, etc.). Pire, sur les traces du méprisant « Wagner veut innover » signé Delacroix (1855), les quolibets les plus blessants viennent d’artistes : « votre musique arabe est une bonne préparation à cet infernal vacarme […] Auber dit que c’est du Berlioz sans mélodie », écrit Mérimée, tandis que ce même Berlioz se réjouit qu’on ait « sifflé splendidement toutes ces horreurs ». Se remémorer le chahut qui accompagna les trois représentations d’origine nous plonge au cœur même d’un ouvrage qui conduirait à Meistersinger, quelques années plus tard, et de la vision qu’en a Robert Carsen près d’un siècle et demi plus tard.

L’an passé, comme exemple d’attribution mobile, Pierre Bayard présentait à ses lecteurs un Schumann explorant, en parallèle d’un univers musical romantique, le monde expressionniste de la peinture [1]. Marqué par le suicide par noyade de sa sœur aînée, se jetant lui-même dans le Rhin avant d’être interné, ce nostalgique affiche son angoisse profonde en peignant un visage halluciné en bord de mer : Le Cri. En 2007, c’est vers le monde de la peinture – scéniquement plus séduisant – que s’orientait aussi Carsen quand, abordant un héros immergé dans son art, il envisagea l’intrigue « sous l’angle de sa pulsion créatrice et artistique ». Cocktail réactionnaire lors d’un vernissage, tableaux portés par les pèlerins comme autant de péchés (bonjour Dorian Gray !) et retour à l’atelier autrefois illuminé par la muse-modèle du Venusberg, le cap est tenu tout du long par le Canadien, avec brio. Mais n’est-ce pas une facilité que d’écarter cette Thuringe du XIIIe siècle vouée, du Sängerkrieg rituel jusqu’au moindre petit pâtre à pipeau, à l’art des sons impalpables ? Efficace à porter le texte et les voix – et peu ruineuse en décors, s’il est à la mode d’en parler… –, cette production gêne surtout par deux points : le premier est d’avoir l’impression d’entrer dans les fantasmes du metteur en scène qui s’autorise une douzaine d’Apollon en sous-vêtement après avoir offert sa Vénus dénudée au public, le second est ce panthéon final qui laisse entrevoir ce que tous arrivent à cacher pendant plus de trois heures, tuant mystère et subjectivité.

Il y a cinq ans, les protagonistes de ce grand opéra romantique avaient pour nom Gould, Westbroeck, Uria-Monzon et Goerne [lire notre critique du 30 décembre 2007]. Nous ne perdons pas au change, aujourd’hui. Profitant d’avoir incarné le tourmenté Palestrina [lire notre critique du DVD], Christopher Ventris s’empare du rôle-titre avec ampleur et richesse de timbre ; son endurance rend l’anathème papal particulièrement glaçant. Très attendue à Paris – et filmée, photographiée en conséquence, malgré l’interdit –, Nina Stemme (Elisabeth) fait une entrée saisissante par le parterre ; le chant est évident, puissant et d’une plénitude magnifique. Sophie Koch (Venus) se montre incisive et corsée, tandis que Stéphane Degout (Wolfram), d’emblée stable, sonore et clair, gagne en rondeur et finesse au fil des actes. Sont également présents Stanislas de Barbeyrac (Walther), Eric Huchet (Heinrich), Wojtek Smilek (Reinmar) et Tomasz Konieczny (Biterolf), ce wagnérien [lire notre chronique hongroise du 1er juin 2010], avec son baryton vif et expressif, ayant notre préférence sur celui de Christof Fischesser (Hermann), ferme, autoritaire, mais manquant parfois de legato. Les chœurs font preuve d’une vaillance nuancée.

Récemment promu directeur artistique d’Opera Rara – ce label que les amoureux d’ouvrages lyriques oubliés connaissent bien – et préparant un Roméo et Juliette pour une salle privée parisienne, Mark Elder profite des excellents solistes composant la fosse (harpe, hautbois, violon, etc.) pour livrer une lecture limpide de l’ouvrage. On pourrait lui reprocher une certaine lenteur parfois, voire un manque de mordant, mais l’ensemble s’avère souple et délicat, quoiqu’un rien aride et retenu. Les chanteurs gagnent à un tel accompagnement, et le spectateur par ricochet, du même coup.

LB

  1. Et si les œuvres changeaient d’auteur ? (Les Éditions de Minuit, collection Paradoxe, 2010)