Chroniques

par bertrand bolognesi

Thérèse
opéra de chambre de Philipp Maintz

Osterfestspiele Salzburg / Große Universitätsaula
- 14 avril 2019
création mondiale de "Thérèse", opéra de Philipp Maintz d'après le roman de Zola
© joern kipping

Pour son deuxième opéra, Philipp Maintz poursuit son exploration de la littérature française. Après Maldoror, son premier ouvrage lyrique dont le titre dit assez qu’il s’inspirait de Lautréamont – créé à Munich en avril 2010 dans le cadre de la Münchener Biennale für neues Musiktheater –, le compositeur allemand se penche, cette fois, sur le troisième roman d’Émile Zola, Thérèse Raquin (1867). Pour ce faire, il a confié la conception du livret à Otto Katzameier, artiste protéiforme volontiers investi dans la création contemporaine, que l’on put souvent apprécier en tant que baryton et comme metteur en scène [lire nos chroniques du 6 novembre 2004, du 23 mai 2007, du 12 juin 2008, du 24 janvier 2009, du 8 octobre 2010, des 27 juin et 26 novembre 2017, du 5 mai 2018 et du 16 janvier 2019]. Il en résulte une pièce d’une heure et demie, très concentrée, architecturée en quarante-deux séquences extrêmement brèves dont le texte va droit à l’essentiel, lorsqu’elles ne se résument pas simplement à un geste ou, plus court encore, un regard.

La mise en scène de Georges Delnon, déjà complice de Maintz pour Maldoror, cultive un climat théâtral français, parfaitement réussi, où le huis-clos échappe au sordide grâce à une sorte de torpeur naturelle, pour ainsi dire, dont nous avions salué l’efficacité il y a quelques années [lire notre chronique de ...22,13...]. Les quatre personnages du drame sont nettement dessinés, grâce à une direction d’acteurs au cordeau. Ils évoluent dans des costumes dix-neuvièmistes dus, comme le décor, à Marie-Thérèse Jossen. Dans l’aula universitaire de Salzbourg, nef baroque blanche dont les murs s’ornent de tableaux à thèmes sacrés, une scène profondément noir se dresse. Sur son fond de ténèbres percent huit marines de divers formats où l’égalité du niveau de la mer forme un ensemble cohérent : ces traces bleus sont autant de fenêtres sur les rêves qui aident les protagonistes à supporter la vie terne de la mercerie du Pont-Neuf et de l’appartement où ils vivent à l’étage. Cinq gros meubles de rangement font face au public, qui évoquent d’emblée la boutique, le classement, mais aussi les comptes à faire chaque soir ; ils sont prolongés par autant de longues tables qui entravent la circulation sur le plateau, autrement dit qui contiennent les corps dans le strict respect d’un ordre petit-bourgeois dont le poids engendre a contrario le désir d’évasion. Les chanteurs extraient de ces innombrables tiroirs divers accessoires de l’activité domestique. L’ancrage dans l’époque se fait également par le biais du portrait du mari souffreteux, proche des visages inquiétants de Léon Spilliaert. Outre une lumière savante et parfois cruelle, Bernd Gallasch projette, avec Martin Kern, sur le support scénique le miroitement des flots : ceux des songes, de la promenade sur la Seine et de la noyade. Un mouvement soigneusement construit fait à lui seul exister le bateau du meurtre. Certains traits se détachent plus nettement, comme ce voile de mariée que la mère taille en plaignant la souffrance de la jeune veuve. Pour finir, l’accordéoniste Silke Lange, dont la partie s’avère quasiment soliste dans le continuo de la fosse, monte sur la plateau : le gel particulier du souffle instrumental enrobe l’image ultime des suicidés et de la belle-mère paralytique et muette que leur départ laisse à l’abandon.

Si Maldoror était chanté en langue française, Thérèse l’est en allemand. Philipp Maintz [lire nos chroniques d’Océan, wenn steine sich gen Himmel stauen, Naht et Trawl] a travaillé deux ans à son élaboration. Fort bien servi par Nicolas André, un chef très lisible à la tête d’un ensemble instrumental formé par des membres du Philharmonisches Staatsorchester Hamburg, le résultat regorge de détails infimes qui confèrent à une trame des plus sombres une imprégnation sensuelle qui fait sens, notamment dans l’écriture des timbres. Une expressivité richement inventive caractérise cette œuvre qui ne peut laisser indifférent. Une sorte de latence harmonique endosse la situation atroce d’attendre la découverte du cadavre de Camille pour commencer à vivre vraiment. Le traitement vocal s’amorce dans l’apathie de la soumission pour le rôle-titre, tandis que la volubilité de la mère reflète son bonheur de chaque instant de garder son fils auprès d’elle. Le choix d’une haute-contre pour le mari correspond à deux réalités : le couple Camille-Thérèse est plus fraternel que conjugal et la maison des Raquin n’abrite aucune voix grave, rien qui appartienne à l’idée reçue de la masculinité. Dans cet univers, le surgissement de Laurent, robuste baryton-basse, apparaît comme celui du plaisir, du changement, de la transgression, voire de l’accomplissement, quitte à ce que l’amour interdit provoque le crime.

Au plus fort de la malice adultérine survient le meurtre de Camille, jeté à l’eau – on entend le gros plouf à partir duquel l’intrigue s’enlise définitivement dans le malheur. La mère en perdra la santé, la mobilité, enfin la parole, pour ne pas dire la voix. Après le balbutiant Mörde qui conclut la terrible querelle des aveux, un petit choral d’accordéon vient remplacer son dire. « J’ai tissé tout un réseau de Leitmotive, de références croisées, qui utilise et commente des éléments reconnaissables émergeant de chaque situation, sur lesquels je combine l’action », confie Philipp Maintz dans un entretien avec Johannes Blum (brochure de salle). « Aribert Reimann m’a dit un jour que lorsque nous avons à traiter une scène à deux personnages, l’un qui chante et l’autre qui écoute, il faut laisser à l’orchestre le soin d’exprimer ce que pense celui qui écoute : cette idée, mariée à mon usage personnel des Leitmotive, a clairement constitué ma base de travail pour ce nouvel opéra ». L’amour de Thérèse et Laurent est impossible : aussi partagent-ils le verre de poison ; le seul acte qu’ils peuvent encore faire ensemble : mourir. Une bienfaisante paix, presque irréelle, habite les dernières mesures.

Quatre voix s’affrontent. Après les appels fantomatiques du noyé, dans l’obscurité, il revient réellement au mezzo-soprano Renate Behle de commencer. Elle campe une Madame Raquin d’abord un rien ridicule dans sa joyeuse admiration du fils, puis attachante, enfin de plus en plus touchante au fil que se développe l’argument [lire nos chroniques de Penthesilea et de Jenůfa]. Au contre-ténor Tim Severloh revient le rôle de la victime, Camille, qu’il défend avec une puissance étrange d’enfant mal poussé, idéale [lire nos chroniques de L’invisible et de Wirfst du den beschrifteten Ankerstein aus?]. Deux chanteurs de l’aventure Maldoror incarnent le couple maudit. Le valeureux Otto Katzameier (qui signe le livret, rappelons-le) livre un Laurent charismatique et très sonore que fragilisent peu à peu les hallucinations du remord. Thérèse, sa complice (quoi qu’elle en dise…), n’est autre que Marisol Montalvo [lire nos chroniques du 2 février 2003, des 15 avril et 25 septembre 2005, du 9 février 2007, du 12 septembre 2009, du 19 mai 2012 et du 3 février 2015] : en se jouant aisément des acrobaties vocales que lui réservela partition, l’incroyable soprano donne au rôle-titre une présence dense.

Nous assistions cet après-midi à la création mondiale de Thérèse, opéra commandé par l’Osterfestspiele Salzburg et la Staatsoper Hamburg (qui le jouera à l’Elbphilharmonie le 18 mai), avec l’aide financière de l’Ernst von Siemens Musikstiftung. L’édition 2020 du Festival de Pâques de Salzbourg présentera La piccola Cubana d’Hans Werner Henze, sur un livret d’Hans Magnus Enzensberger d’après Canción de Rachel du romancier cubain Miguel Barnet. À bon entendeur…

BB