Chroniques

par irma foletti

The Rake’s Progress | La carrière d’un libertin
opéra d’Igor Stravinsky

Opéra de Nice
- 1er mars 2019
Jean de Pange met en scène The Rake’s Progress à l'Opéra de Nice
© dominique jaussein

Nous avons parfois un avis assez différent sur un spectacle, entre l’impression laissée à l’entracte et celle au rideau final, mais le contraste est, ce soir, extrêmement marqué pour cette représentation niçoise du Rake’s Progress. En première partie, la nouvelle production réalisée par Jean de Pange ne convainc guère, extrêmement statique, comme la première scène jouée devant une belle tapisserie peuplée d’animaux, au cours de laquelle Tom Rakewell a bien du mal à communiquer sa joie d’être devenu soudainement riche. Le tableau qui suit n’est pas vraiment le « bordel de Mother Goose » du livret, mais peut-être un club ou cabaret dans lequel se trémoussent lascivement deux femmes en toge noire avec un sein dévoilé, autour de barres de pole dance.

L’action se déroule sur une scène en praticable, éclairée à la rampe, deux cadres de plateau étant mus transversalement en allers et retours, des mouvements qui tournent un peu à vide. On retient une belle idée, celle d’un disque noir géant qui oscille entre gauche et droite en fond de décor, comme le balancier d’une pendule marque la marche inexorable du temps. Les techniciens et accessoiristes sont visibles, passent devant, derrière ; ils communiquent avec les protagonistes, dans un traitement façon théâtre dans le théâtre, mais toutefois en manque de naturel, sans susciter de grande valeur ajoutée.

Impression mitigée donc, surtout que la plus grande frustration vient de la fosse : une très belle musique dirigée par Roland Böer [lire nos chroniques d’Adriana Lecouvreur, Die Zauberflöte et Enrico], techniquement au point, en particulier pour ce qui concerne les difficultés rythmiques de la partition, mais dans un volume malheureusement souvent trop réduit. Les accompagnements des récitatifs, joués par le chef au clavecin, sonnent fort joliment et précisément, mais on attend par moments de l’orchestre un tissu bien plus dense, comme par exemple le passage à l’épisode chez Mother Goose ou plus tard lorsque Baba The Turk dévoile, en majesté, sa barbe à la foule. C’est le moment choisi, comme le plus souvent, pour marquer la pause, un panneau ENTRACTE le confirmant au public.

À la reprise, on reste encore un peu dubitatif devant l’absence de machine transformant les pierres en pain – ici, c’est un technicien qui lance une baguette de pain dans les bras de Rakewell… Mais les choses changent radicalement pendant la scène du cimetière : les silhouettes de Tom et Nick Shadow se découpent devant une toile blanche, une plate-forme de monticules de terre et de croix descend des cintres, et Shadow descend aux enfers dans un mélange de lumières rouges et de fumées. Cette fois, l’orchestre s’épanouit pleinement, le déficit de décibels de la partie instrumentale se faisant nettement moins sentir dans toute le deuxième partie.

La distribution vocale, française quant aux rôles principaux, relève le défi. Ceci est d’abord vrai pour le couple Tom Rakewell et Ann Trulove, défendu par Julien Behr et Amélie Robins. Les première notes de leurs interventions évoquent un répertoire plus léger, fréquenté régulièrement par ces artistes, voire la comédie musicale, surtout que les mesures du début, illustrant la demeure campagnarde de Father Trulove, s’y prêtent. Mais cette sensation initiale est laissée rapidement de côté. Le ténor [lire nos chroniques d’Acis and Galatea, Don Giovanni, Bérénice et Fidelio] se montre vaillant de bout en bout, la voix est homogène et porte sur toute la tessiture, les aigus sont nourris, bref cette prise de rôle est une révélation. Le chanteur adopte un style plus élégiaque dans la scène finale, émettant même des notes légèrement fausses, ce qui renforce sa folie lorsqu’il se croit Adonis. Amélie Robins, également en prise de rôle, s’épanouit dans un aigu qui paraît facile et sans tension, les graves sont suffisamment exprimés, l’élocution est claire et l’anglais de belle qualité. Elle passe sans embûches son morceau de bravoure en fin d’Acte I – l’arioso Quietly night suivi de la cabalette I go, I go to him aux grands écarts et rapides vocalises –, mais on croit assister à un air de concert où l’interprète reste trop distante. Par la suite, l’émotion passe davantage, lorsqu’elle découvre le mariage de Tom et Baba ou encore dans la délicate berceuse chantée à Tom/Adonis au III, pleine de poésie et de tristesse. Vincent Le Texier tient son Nick Shadow, mais avec plus de difficultés. La voix reste bien timbrée, bien qu’embarrassée d’un vibrato. L’aigu est fragile et limité, la prononciation pas toujours très distincte. Isabelle Druet impose sa présence vocale en Baba The Turk, femme à barbe géante et moustaches à la Salvador Dalí, aux côtés de Kamelia Kader (Mother Goose) et Scott Wilde (Father Trulove), celui-ci faisant entendre la puissance la plus importante de la soirée.

Préparé par Giulio Magnanini, le Chœur est assez moyen, accuse un anglais perfectible, de même que la coordination entre pupitres, le meilleur niveau étant chez les femmes. Il est à noter que le spectacle s’arrête à la fin du troisième acte, les solistes venant se présenter individuellement sous les applaudissements du public. Puis Tom lève l’index comme pour faire une annonce, et c’est alors que l’Épilogue est joué, comme un sympathique pied de nez aux spectateurs.

IF