Chroniques

par laurent bergnach

The Rape of Lucretia | Le viol de Lucrèce
opéra de Benjamin Britten

ANO / Théâtre Graslin, Nantes
- 20 janvier 2011
© jeff rabillon | ano

La Seconde Guerre mondiale est achevée depuis peu quand Britten – qui l’a vécue en exil pacifiste aux Etats-Unis – fait représenter pour la première fois The Rape of Lucretia, à Glyndebourne, le 12 juillet 1946. Comme plus tard dans Billy Budd (1951) et Owen Wingrave (1971), la guerre sert d’arrière-plan à cette histoire passée de main en main depuis l’Antiquité (Tite-Live, Ovide, Shakespeare), jusqu’à devenir une pièce d’André Obey (1931) dont s’inspire directement le livret signé Ronald Duncan. Dans le premier des deux opéras à venir, on trouve d’ailleurs cette phrase du machiavélique Claggart qui ne choquerait pas dans celle de Tarquinius, pour qui la vertu de Lucretia est une injure : « Ô beauté de l’âme, ô beauté du corps, bonté ! Je suis bien certain de vous tenir en mon pouvoir cette nuit. Rien ne peut vous défendre. Rien ! Rien ! »

Après The Rake’s Progress dans ce même théâtre [lire notre chronique du 8 avril 2008], Carlos Wagner livre une vision sobre d’un ouvrage auquel certains ont reproché le côté trop littéraire. Assis côté jardin, le double chœur aux yeux souvent bandés, aux mains liées, évoque des statues dont le vêtement gris annonce ceux des protagonistes : d’abord les soldats, ivres, obscènes, et chahuteurs (horizontalité), puis les femmes, calmes, ordonnées et travailleuses (verticalité). « Panthère virile » flairant sa proie, Tarquinius contamine un univers de paix par son viol qu’une rangée de projecteurs dissimule au public ébloui. Finalement, l’innocent cadavre est suspendu à son métier à tisser, faisant écho à la perspective chrétienne de l’ouvrage.

Comme d’autres de ses partenaires ce soir, Delphine Galou est familière de l’univers de Britten. Dans le rôle-titre, cependant, le contralto déçoit durant tout le premier acte par l’étroitesse et la retenue de son chant. À ce problème de projection s’ajoute une présence glaçante explicable soit par un investissement génial, soit par un manque d’assurance. Svetlana Lifar (Bianca) s’avère un mezzo tout en ampleur et onctuosité, tandis que Katherine Manley (Lucia) jouit d’un aigu aisé et juvénile. Soprano elle aussi, Judith Van Wanroij incarne une partie du Chœur avec une voix brillante et incisive.

Jean Teitgen retrouve le rôle de Collatinus. Face à cette basse stable et sonore, avare en nuances sauf pour parler d’amour, on trouve deux barytons assez dissemblables : Benedict Nelson (Tarquinius), clair et délicat, mais terne et confidentiel comparé à Armando Noguera, tout en latinité. Une fois encore, on est séduit par son chant rond et coloré, applaudit par le passé dans Casken ou Yoshida [lire notre chronique du 3 avril 2008]. Le Chœur masculin a pour interprète Robert Murray, ténor souple à l’articulation soignée, égal sur toute la tessiture, qui ne manque ni d’espace ni de chair.

À la tête des treize musiciens de l’Ensemble Da Camera – formation à géométrie variable regroupant, depuis 2004, des musiciens de la région nantaise –, Mark Shanahan cisèle la partition, parfois de façon tendre. Ainsi, comme rarement, on entend se détacher la harpe de Jung Wha Lee, marquant l’obsession d’un « sang furieux » dans les veines du prince de Rome, ou encore la percussion de Bruno Lemaître, accompagnant l’approche tendue du même avant l’irréparable.

LB