Chroniques

par laurent bergnach

This is not a time for dreaming – A Journey that wasn't
deux courts métrages de Pierre Huyghe

Agora / Ircam, Paris
- 7 juin 2006
This is not a time for dreaming, court métrage de Pierre Huyghe
© dr

Né en 1962, diplômé de l'École Nationale des Arts Décoratifs de Paris, Pierre Huyghe présente ce soir deux de ses récents courts métrages, au cours d'une soirée qui lui est entièrement consacrée. Lors de la première européenne de ces films, dernièrement au Musée d'Art Moderne – et avant leur passage à la Tate Modern de Londres, du 5 juillet au 17 septembre –, un catalogue d'exposition présentait l'artiste comme quelqu'un d'exceptionnellement « lucide et cultivé, doté d'une maîtrise formidable des techniques les plus contemporaines », et son œuvre comme une critique subtile de l'ordre établi, à la jonction de l'art et du réel, mettant en évidence les dispositifs autoritaires de contrôle autant que les occasions de subversion et d'évasion. « On ne fait rien d'autres qu'inventer des fictions, explique ce défricheur taraudé, et on se donne les moyens réels de vérifier leurs existences. »

Le premier court métrage, This is not a time for dreaming (2004), résulte d'un projet multimédia conçu pour célébrer les quarante ans du Carpenter Center for the Visual Arts, à l'Université d'Harvard (Cambridge, Massachusetts), dont le coup d'envoi fut donné le 18 novembre 2004. Durant vingt-quatre minutes, ce film aux couleurs pâles nous plonge de façon originale au cœur d'une réflexion sur la création : à partir d'un spectacle de marionnettes, il retrace l'histoire du seul bâtiment conçu par Le Corbusier sur le sol américain et celle du propre projet de Huyghe, investissant les archives de cette construction. Ce parallèle entre deux novateurs en situation de combler des attentes est l'objet d'une mise en abyme complexe puisqu'elle implique aussi le spectateur de cette représentation théâtrale (têtes figées du public), puis réserve une rupture esthétique (façon making-of) par le retour à la réalité dans le lieu évoqué. Au bout de leurs fils, ces figurines réalistes – on reconnaît sans peine Corbu à ses verres ronds, à son nœud papillon – évoluent entre conte naïf (le petit oiseau) et récit métaphorique (le doyen des doyens, représenté sous forme d'une mante stylisée). La bande son est une mosaïque d'éclats sonores tirés de Xenakis et Varèse – autres pionniers du XXe siècle –, illustrant le contraste entre des rapports sociaux orageux et le temps de l'introspection créative. À cette dernière (soulignée par des traits de harpe et de flûte), Huyghe rend un bel hommage avec ce rêve de l'architecte : un gribouillis informel au sol devient, par le moyen de fils tirés, les arêtes d'une structure en trois dimensions.

Le second film, A Journey that wasn't (2006), interroge un peu plus les interactions entre expérience et représentation, de même que les processus de production narrative en mêlant documentaire, performance et musique. Le 9 février 2005, à bord d'un voilier de recherche polaire, une expédition gagne l'Antarctique à la recherche d'une île non répertoriée, jusqu'alors recouverte de glace. Pierre Huyghe fait partie du voyage, de même qu'une machine conçue pour traduire la forme de l'île en séquences complexes de sons et de lumières, un peu à la manière du morse. Ce sera l'occasion d'une rencontre avec un étrange manchot albinos. Le 14 octobre, sur le Wollman Ice Rink, la patinoire new yorkaise de Central Park, un orchestre joue une partition inspirée par les relevés topographiques de l'expédition. « Du coup, la durée du spectacle est égale au temps nécessaire pour écouter l'île ». Joshua Cody – qui a étudié la composition entre Chicago et Paris – et le concepteur sonore Romain Kronenberg, assisté de Laurent Quaglio, ont participé à une bande son réaliste et onirique où alternent moments de calme temporaires (craquements de la glace, grésillements lointains, sourdes pulsations) et déchaînements (tempête maritime, cuivres de l'orchestre).

LB