Chroniques

par bertrand bolognesi

Tout Mahler | Symphonie en mi bémol majeur n°8
Orchestre National de France, Daniele Gatti

Théâtre du Châtelet, Paris
- 10 juin 2011
Gert Mothes photographie Daniele Gatti à Leipzig
© gert mothes

Le vaste cycle entrepris en octobre 2009 au Châtelet par Daniele Gatti à la tête de l’Orchestre National de France conclut ce soir son quatrième semestre (il en comptera cinq au total) avec la monumentale Huitième qui valut à Gustav Mahler quelques vingt minutes d’une ovation à laquelle il n’était guère préparé (vu les déconvenues vécues jusque-là), le 12 septembre 1910, dans l’acier et le verre de l’auditorium de l’exposition internationale de Munich. Quelques jours après avoir conduit les Wiener Philharmoniker dans la Symphonie en ré majeur n°9 à la Gewandhaus de Leipzig [lire notre chronique du 28 mai 2011], le maestro retrouve son orchestre dont il semble désormais maîtriser mieux les forces, de même qu’il possède plus certainement qu’aux premiers pas l’acoustique parfois difficile de ce théâtre. Si son Klagende Lied nous transportait autant que nous déçut sa Résurrection [lire nos chroniques du 29 octobre 2009 et 4 février 2010], force est de constater qu’aujourd’hui un certain équilibre prévaut enfin à ses interprétations mahlériennes. L’on s’en réjouit, à l’approche d’une fin de cycle prévue à l’automne prochain (Neuvième le 15 septembre, Das Lied von der Erde le 27 octobre et Dixième, version Cooke, le 1er décembre).

Il n’est pas si facile de « monter » la Symphonie en mi bémol majeur n°8. Outre un octuor vocal solide, pour ne pas dire musclé, il s’agit de réunir un chœur de monumentales proportions. Certes, n’imaginons pas entendre ici les quelques huit-cent cinquante voix de la création qui firent la part belle à l’impresario du compositeur lorsqu’il fit afficher Symphonie des mille en amont des deux concerts de 1910 ! Toujours est-il que nous font face les enfants de la Maîtrise et les artistes du Chœur de Radio France, ainsi qu’attendu, auxquels s’associent ceux du Chœur de la Staatsoper de Dresde. Un effort de masse est indispensable à cette exécution, mais avouons que l’homogénéité souhaitable de l’ensemble n’a pas été atteint (ce qui demeure souvent le cas lorsqu’on convoque plusieurs formations chorales pour un soir).

L’interprétation de Daniele Gatti regarde la Huitième comme une lutte, un appel désespéré de Mahler à Dieu, un cri sans cesse renouvelé qui quémande la joie. La hargne que les voix ont à risquer tout au long de l’Hymne contre un orchestre copieux (s’agissant d’une œuvre écrite par un chef, il n’est pas possible de voir dans ce trait une erreur d’évaluation des forces en présence ; c’est bien plutôt une intention) conduit sans détour à la seconde partie, oratorio mystique dans lequel le compositeur pourrait bien suspendre le fil de ses jours qui s’interrompra huit mois plus tard. Il y a de la colère dans cette première partie qui, indéniablement, invective les Cieux. Aussi les sept gosiers placés en avant-scène libèrent-ils un chant plus que vaillant qui mène à un premier final provoquant un poignardant silence. Le public est choqué ; le but est atteint, sans pour autant que Gatti ait abusé d’effets, faisant sagement confiance à la partition jusqu’en ces indications prétendument excessives. Tout au plus la sonorité choisie est-elle un rien épaisse (de fait, l’écriture du mouvement est tout sauf chambriste) et le tempo va-t-il s’élargissant, assez imperceptiblement d’abord, puis plus sûrement, tout en restant sainement tenu.

À ce stade du concert, l’on sait bénéficier d’un bel équilibre de six solistes, mais aussi d’une petite erreur de distribution puisque ne convainc guère la basse James Morris, laissée loin derrière par des prestations aussi lourdes.

Il est convenu de considérer le dernier mouvement de la Neuvième de Beethoven comme difficile pour les voix. Vraiment ? Certaines lignes en sont tendues, mais les interventions restent brèves. Que dire, alors, d’une œuvre où il faut tout donner (ou presque) durant environ vingt-cinq minutes et pouvoir encore chanter une seconde partie de près de cinquante minutes toute de délicatesse et de nuances ? Après un Poco adagio sobrement articulé qui saisit l’écoute dans une indicible noirceur de ton, à peine appuyée d’un lyrisme pathétique par Gatti, la rondeur de timbre du baryton Detlef Roth se laisse mieux goûter encore en Pater Extaticus : ce chanteur – dont nous avions apprécié le début de carrière dans Hans Heiling de Marschner [lire notre chronique du 8 mars 2004] – affirme un chant musclé et un aigu calme posé en douceur.

Si la lumière de Nikolaï Schukoff perçait le Veni, Creator – « Accende lumen sensibus » littéralement céleste, par exemple –, ainsi que l’indéfectible et généreuse fermeté de ses moyens, c’est en Docteur Marianus que le ténor livre le meilleur, par une coloration riche de l’aigu, une compréhension intime du texte, mené le plus souplement qui soit, sans surenchère, le dessin subtil de « Jungfrau, rein im schönstein Sinne » signant une interprétation de haut vol. Il y a de la ferveur dans ce chant, comme dans celui d’Erin Wall, soprano somptueusement lyrique qui domine la soirée avec des attaques tour à tour opulentes ou dolcissimo, toujours incroyablement tendres.

Passant vite sur le Pater profundus disgracieusement nasalisé de James Morris, l’on s’attachera au mezzo charnu de Christine Knorren – « Kein Engel trennte… » sombre comme un loup, doux comme un agneau – dont la Mulier Samaritana creuse magnifiquement le grave, malgré un haut-médium parfois un peu instable (la voix est large, aussi). Melanie Diener offre un phrasé d’une grande musicalité en une Magna Peccatrix cependant un peu fatiguée, ce soir. Du centre du chœur, Kerstin Avemo surgit comme un morio aux demi-teintes chatoyantes, tandis que Marie-Nicole Lemieux, un peu en deçà de ces camarades dans la première partie, campe une Maria Aegyptiaca d’une grande sensibilité.

Peu avant de conclure, les cuivres sonnent depuis les balcons, créant un effet de rapprochement de l’orchestre qui entrerait dans la salle, à moins que ce soit le public qui pénètre l’orchestre. Écoute et émission se fondent alors génialement, rendant effective la présence plutôt que le reflet, inscrivant plus sûrement encore dans la mort cet épisode de la musique de Mahler.

BB