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Chroniques
Treemonisha
opéra de Scott Joplin
De passage trop rare et trop rapide en France, l’ovni Treemonisha se signale comme le premier opéra américain – et de loin le meilleur, selon les heureux fans qui en détiennent les deux enregistrements produits outre-Atlantique. À l’origine, il y eût, en 1911, l’explosion de créativité du génial Scott Joplin (1868-1917), pianiste aujourd’hui fameux pour ses ragtimes. De ce compositeur solaire trop vite éteint, comme maudit par la vie, les rayons noirs convergent dans son unique ouvrage lyrique retrouvé, puis créé aux États-Unis – à Atlanta, en 1972 – avant de gagner nos rivages à la faveur de quelques coproductions [lire notre chronique du 31 mars 2010]. Peu avant de mourir à New York de la syphilis, Joplin, en se souvenant de sa formation d’homme de spectacle noir-américain de son temps mais aussi des leçons de musique que lui prodigua un voisin allemand durant sa jeunesse, écrivit peut-être La flûte enchantée du Sud des États-Unis, partition et livret touchés par la grâce.
Voici que le conte de Treemonisha, l’enfant rebelle des plantations, la révolutionnaire à la force sage de l’éducation en marche, nous provient d’Afrique du Sud à travers un spectacle qui, revu par l’ensemble Isango, en évoque les cultures. Emmenée par Mark Dornford-May son fondateur – le réalisateur d’U-Carmen eKhayelitsha, Ours d’or à Berlin en 2005 –, la compagnie touche-à-tout basée au Cap est appréciée en Europe depuis près de vingt ans pour l’intégrité et le goût très particulier de ses transpositions. De cette nouvelle version de Treemonisha ressort la consécration d’un message universel contre la superstition et pour le pardon, intention partagée par l’auteur certes, comme il l’a clairement reconnu dans une préface rappelée à chaque nouvelle version. Mais dans l’adaptation, sans doute fort intéressante pour bien découvrir un peu de si riches cultures sud-africaines, les mots, la langue et le contexte originaux manquent cruellement. Le berceau de Texarkana, les champs de coton et la sauvagerie des crimes racistes, qui sont les racines de l’œuvre et de l’héroïne, lui donnent un sens beaucoup plus fort que les notions déclinées sur scène.
Sans aucun rapport avec la partition de Joplin, l’Ouverture, très suave et sans la frénésie attendue, fait la part belle à l’ensemble des quatre marimbas qui tient lieu d’orchestre, avec le renfort de percussions passionnantes par la suite. S’y adjoint un étrange chœur murmurant, bouches closes ou presque, avant qu’éclate un chant de fête aux rythmes galopants. Les instrumentistes, tous également chanteurs, remuent, crient et initient la mutation du chœur en excellente formation gospel pour l’apparition, à travers une trappe, dans un nuage de fumée verte et au son saisissant des crécelles, de la danseuse Noluthando Cassandra Boqwana (l’esprit sacré de l’arbre). Revêtue de palmes et de cuir dans un habile climat sonore forestier joué par la troupe dont étonnent les multiples talents, c’est le point focal du drame, interprété de manière très vivante, dans des couleurs africaines contemporaines point tapageuses.
Déboussolés pour un bon quart d’heure, enfin nous parviennent fidèlement, en anglais le plus souvent et ornées de transitions aux marimbas, les premières mélodies de l’opéra original : le petit ensemble des travailleurs, puis les premières lueurs brillantes et majestueuses du mezzo Paulina Malefane (Monisha) et du soprano Nombongo Fatyi (Treemonisha, sa fille adoptive). Petite frappe, trafiquant de drogue sans scrupule, le rôle du charlatan Zodzetrick est bien mis au goût du jour par Luvo Tamba qui oscille avec élégance entre ténor et baryton. Le baryton-basse Ayanda Tikolo (Ned, mari de Monisha) lui répond avec une absolue fermeté tout en soignant joliment la ligne de chant. Mieux encore, pour prêter serment contre l’obscurantisme et la magie noire, la fusion est totalement réussie entre le trio opératique, les chœurs, le parler sud-africain et les savoureuses et complexes harmonies des marimbas, placées sous la direction de Mandisi Dyantyis.
En passant, sous les lumières hardies de Mannie Manim, par le repaire des bandits campés avec délice par le baryton Kenneth Kula (Simon) et le baryton-basse Lonwabo Mose (Luddud), les voix gagnent en puissance, puis en finesse dans des numéros plus exigeants, faisant naître l’émotion par la retenue, retour aux origines déchirantes du lyrisme afro-américain. Avec talent, folie, mais sans trop d’exubérance, les danses ne sont pas en reste. De type stomp (jazz en frappant du pied pour marquer le rythme) ou en marche joyeuse sur le plan incliné au final, bissée de bon cœur après le Slow Drag au plaisir infini, les chorégraphies de Lungelo Ngamlana incluent toute la compagnie. La réussite du travail collectif étant exemplaire, il faudrait citer chaque membre d’Isango. Le tout rend admiratif de ce grand geste d’échange et donne envie de rejoindre en zoulou, tswana ou xhosa, le beau chant de tolérance de Remus (pupille et humble sauveur de Treemonisha) si bien étiré et cajolé par le ténor Masakana Sotayisi.
FC