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Chroniques
Treemonisha
opéra de Scott Joplin
« Du brumeux historique des productions de Treemonisha, on aura interprété de diverses manières, au fil des ans, des bouts de renseignements tirés d’une petite poignée de sources individuelles et de deux ou trois entretiens récents avec de vieux associés de Scott Joplin. Désormais en tout cas, leur examen en connaissance des méthodes de production théâtrales du début du XXe siècle permet d’y voir en partie plus clair. À un certain point de l’automne 1911, le compositeur a présidé à une représentation de l’opéra au Harlem hall (probablement le Crescent Theatre). La distribution a chanté en tenue de ville, il n’y avait ni décor, ni rideau, et Joplin accompagnait au piano » (traduction libre).
Évoquée dans le livre-disquede référence (New World Records, 2011), la lecture piano-voix de Treemonisha à New York semble prendre corps à l’Opéra national de Bordeaux, sans dévaloriser le travail de mise en scène effectué. En effet, aux sincères amateurs de cet ouvrage proprement unique dans l’Histoire, la réduction du chef-d’œuvre de Scott Joplin (1911) paraît telle au plan musical, vocal, acoustique et culturel en général, comme pour redonner de l’urticaire au maudit King of Ragtime Writers, son génial lyrisme, si particulier, demeurant à l’écart de la scène.
Si le décor est bien planté – une plantation... alors des tas de foin, tout indiqués –, les costumes de Marion Benagès paraissent plus modernes et insensés dans une fantaisie de foire. Plus difficile à saisir apparaît la nécessité d’inviter le pianiste Martin Tembremande à jouer parmi les ballots, de même que la plupart des solistes conviés à chanter assis ou dressés sur des meules. Fi du grand opera américain rêvé et composé par Joplin [lire nos chroniques du 31 mars 2010 et du 19 octobre 2022], ce sont plutôt les qualités reconnues de l’Amuseur (The Entertainer, titre de son plus fameux ragtime) que soigne la mise en scène de Claire Manjarrès, avec l’apport essentiel et gourmand du Chœur maison d’où proviennent tous les chanteurs de la production girondine dirigée par son chef Salvatore Caputo.
Le divertissement marche sur un fil tendu entre quelques explosions syncopées (la ronde We’re Goin’ Round, la liesse Aunt Dinah Has Blowed the Horn tirant sur le numéro de Broadway) et de touchantes mélodies subséquentes, sous les efficaces lumières de François Menou, également scénographe, et dans le bon sens théâtral donnée par la metteure en scène, avec un généreux esprit de troupe (participant, chaudement ovationné à la chute du rideau final. Le chant souvent parafiné par faute d’intonations et d’accentuations surprend comme une consigne de ne pas ressembler aux personnages attendus. Ainsi la racaille Zodzetrick, qui ouvre le bal et que le livret de Joplin lui-même dépeint avec une originalité magnifique, pleine de traditions de Texarkana ou de Louisiane lourdes de sens, tient ici plutôt du pauvre bouffon, et son bag of luck, croyance folle, sans doute héritée de l’abominable traite des esclaves, de l’attrape-rêves (touristique) amérindien.
Quand le spectacle présenté « dans le cadre de la Commémoration de la journée des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions » en manque clairement la vision cauchemardesque, il sait tout de même, dans l’ensemble, et grâce aux élans des soprani Amélie de Broissia, Monisha, mère inquiète aux litanies bouleversantes, et Marjolaine Horreaux, dans le grand rôle de Treemonisha presque envahissant de moralisme mais touché par la grâce, avec aussi la vigueur de la basse Jean-Pascal Introvigne (Luddud) et du ténor vibrant et ferme Pierre Guillou (Simon), libérer un peu l’artiste de ses chaînes et Treemonisha du carcan piano-voix.
FC