Chroniques

par bertrand bolognesi

Tremplin de la création, dernier concert
Simon Proust dirige l’Ensemble Intercontemporain

Cité de la musique, Paris
- 12 mars 2022
la jeune compositrice étasunienne Maya Miro Johnson, née en 2001...
© dr

Des quatre rendez-vous du Tremplin de la création, présenté à la Cité de la musique par les ensembles Cairn, Multilatérale, Intercontemporain le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon, nous n’assistons qu’au premier et au dernier, d’autres obligations appelant le chroniqueur. Après les œuvres de Nicolas Brochec, Katarina Gryvul, Quentin Lauvray, Ana Meunier, Manuel Hidalgo Navas, Maylis Raynal et Senay Uğurlu jouées par l’Ensemble Cairn, ce matin, sous la battue de Guillaume Bourgogne [lire notre chronique du jour], partons à la découverte de quatre autres compositrices et trois autres compositeurs, lors du concert de clôture, donné à 18h par Simon Proust [lire nos chroniques du 27 février 2017 et du 30 janvier 2019] à la tête de l’Ensemble Intercontemporain.

Corps (hautbois, deux clarinettes, clarinette basse, trompette, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, percussion et piano) de l’Étasunienne Maya Miro Johnson (2001) [photo] – la plus jeune de ces jeunes gens – qui « raconte deux histoires : celle d’un corps de ballet de danseurs Gaga alors qu’ils mesurent les effets sur leur individualité des processus de flottement, d’étirement, etc. ; celle d’un corps vivant réagissant à l’invasion d’une entité étrangère, peut-être virus, personnifiée par le piano et les percussions » (brochure de salle). Avec l’insistance d’une première note jouée neuf fois à nu, puis encore neuf fois avec un enrichissement organologique, avant de s’installer comme l’omniprésente de cet opus assez intrigant qu’elle place quelque part entre Scelsi et Neuwirth. S’inspirant de l’écrivain Klaus Merz et de la plasticienne Beat Zoderer, tous deux suisses, Céline Steiner (1991) [lire notre chronique du 23 janvier 2021] livre Traversées du bleu audible pour un effectif touffu (flûte + piccolo, hautbois + cor anglais, clarinette en la, clarinette contrebasse, basson, cor, trompette, trombone, deux violons, deux altos, deux violoncelles, contrebasse, percussion, harpe et piano) qu’ouvre un geste puissant, suivi d’effets spectralisants que souligne la confrontation du piano et de la harpe, au fil d’un chemin stratifié qui paraît un peu timoré.

Après Septiphobie d’Andreas Tsiartas (1986), l’EIC crée TRON (flûte, clarinette basse, clarinette contrebasse, basson + contrebasson, cor, trompette, trombone, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, percussion et mellotron) d’Augustin Braud (1994) dont nous entendions Lignier tout récemment [lire notre chronique du 10 février 2022]. « …le mellotron tisse une présence discrète aux sonorités évoquant le rock progressif de King Crimson ou encore Yes. L’instrument, loin de tenir un rôle soliste, irise les masses lourdes des vents graves et appuie les tracés des cordes » (même source), confie le musicien français qui signe là une étude de contrastes. L’honnêteté de l’auteur exige d’avouer n’avoir jamais fréquenté cet instrument, les titres des Beatles n’étant pas de sa génération – il aurait fallu une démarche volontaire pour les connaitre, démarche qu’à l’âge où on les entreprend en général il n’eut qu’à l’égard de la musique savante à le précéder et à lui être contemporaine. TRON débute fort lentement et dans le surgrave, s’étirant bientôt, neuf minutes durant, sans dédaigner quelque réminiscence mélodique. Par sa lenteur paradoxalement énergique, l’œuvre est surprenante, se maintenant dans une évidente tonicité, rehaussée par les cuivres, avec une idéale sensibilité de la bonne proportion.

Clarinettiste et compositeur, Gleb Kanasevich (1989) s’est spécialisé en musique bruitiste et en drone ambient et participe régulièrement à des performances improvisées. En création mondiale, comme c’est le cas de toutes les pages au programme de cette fin d’après-midi, son Impermanence (hautbois, clarinette, clarinette basse, clarinette contrebasse, basson, trompette, trombone, violon, alto, violoncelle, contrebasse, percussion, harpe et piano) investit également le grave et la lenteur ; dans une « tentative naïve d’objectivité, elle essaie de rejeter la sensualité et l’excitation pour les remplacer par une curiosité calme, voire un ennui placide et heureux », dit-il (même source). Une profusion d’effets d’oxydation sonore, volontiers répétés, caractérise une douzaine de minutes que certains aspects apparentent à une respiration sans fin, sorte d’involontaire survie par-delà toute narration.

L’heure bleue est le lever du jour, ce bref instant très prisé des photographes où la première lumière vient cueillir le ciel. En l’associant au concept foucaldien d’hétérotopie, « une localisation physique de l’utopie », la compositrice sud-coréenne Imsu Choi (1991) dessine un secret tout de délicatesse qui habite Heterotopia II : l’heure bleue (flûte, clarinette, clarinette basse, cor, trompette, trombone, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, percussion, harpe et piano). Pour finir, White noise, black hole : saturated silence (flûte + flûte basse, clarinette, clarinette basse, deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, percussion, harpe et piano) de Daphné Hejebri (1994) s’avère d’emblée stimuler l’écoute par une attaque vigoureuse et de multiples rebonds.

Ainsi se conclut le Tremplin de la création. Sur les vingt-huit œuvres à y être jouées, seize ont été écrites par des femmes, ce qui fait plaisir en un temps où certaines oreilles, masculines ET féminines d’ailleurs, hésitent, pour ne pas dire résistent face à la créativité de nos consœurs.

BB