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Chroniques
Tristan und Isolde | Tristan et Iseut
opéra de Richard Wagner
Le premier sentiment affleurant dans Tristan und Isolde (opéra créé à Munich en 1865 et réputé épreuve initiatrice du wagnérien), c’est, par un clin d’œil générationnel du critique nord-américain Alex Ross dans le volumineux essai Wagnerism: Arts and Politics in the Shadow of Music (Fourth Estate, 2020), la fierté celtique blessée d’Isolde, princesse irlandaise captive du chevalier breton Tristan. Cette marque culturelle vivante à l’intérieur du mythe tristanien est tenue en aversion par la mise en scène abstraite de Michael Thalheimer [lire nos chroniques des Troyens, d’Otello et Parsifal]. Au lancement de la nouvelle saison du Grand Théâtre de Genève sur le thème du sacrifice par amour, regarder les images de la jeune photographe américaine Diana Markosian, déclinées dans la brochure et sur l’affiche, paraît alors beaucoup plus rafraîchissant que le système scénique, clos et noir, au décor très nu conçu par Henrik Ahr dans obscurité immaculée, à l’exception notable d’un immense front central de projecteurs éclairant les personnages à contre-jour et éblouissant largement le public, jusqu’à menacer bien des rétines.
Ne demeure pas moins un caractère intéressant et fidèle, dans cette représentation à l’impression étrange. Engagé par le célèbre Prélude offert avec précision par Marc Albrecht et l’Orchestre de la Suisse Romande, de cette caresse proprement unique à calmer la brûlure du romantisme allemand sur nos nerfs, le vaste poème symphonique se présente encore bien de notre temps, d’autant plus qu’en scène se réveille l’héroïne de Melancholia, sans doute le meilleur film de Lars von Trier (2011). Clairement désaxée dans sa robe de mariée en meringue, selon les costumes soit fort évocateurs, soit très fonctionnels de Michaela Barth, Ia belle blonde titube en tirant une épaisse corde, péniblement raide sur la distance mais un peu lâche, comme la nature humaine. À l’autre bout, un lourd pavé noir apparaît dans le grondement fabuleux des cordes, puis une autre blonde, tirant elle aussi le filin, mais à la toilette masculine. Ce sont Isolde et Brangäne, croulant d’abord de dévotion. En rejoignant les élans du Prélude, il y a pourtant bien tout ce qui retient Wagner dans l’adaptation de la légende médiévale (à savoir le philtre, remède à la morne vie).
Pestant contre sa destinée, la divine Elisabet Strid s’impose en grand soprano dramatique [lire nos chroniques de Tannhäuser et du Rheingold], Isolde au chant emporté d’un million de flammèches, le regard vif, magnifié dans ses colères par un orchestre en fusion, ou grand ouvert en pleine détresse face aux spectateurs, à travers des contes aussi sombres que perspicaces, mais en s’alourdissant à la longue, encore et encore, jusqu’aux pierres tombales dans les yeux et la robe nuptiale toute noire au III, achevé par un Liebestod joliment vacillant. Également acéré, le mezzo de Kristina Stanek en Brangäne est bien souvent fondu à merveille dans la fièvre orchestrale [lire nos chroniques du Joueur et de Götterdämmerung]. Les deux cantatrices sont somptueuses dans leurs échanges, en particulier au passage de la potion, point de bascule entre amour et mort, tout en rivalisant habilement dans le jeu théâtral. Moins gâté, Tristan le timide est vêtu tel un aide-serveur ou un figurant, tout de noir, et ne ressemble en rien à un chevalier. Néanmoins, le héros qui se révèle à l’Acte III bénéficie à son entrée d’une fosse précise, la marquant de francs accents martiaux. Plus élégant, sans aller jusqu’au costume Hugo Boss, le Kurwenal du baryton Audun Iversen se fait davantage remarquer par son verbe haut, puis toute l’âpreté du rôle [lire nos chroniques de Benvenuto Cellini et des Pêcheurs de perles].
Jusqu’au point culminant de toute l’histoire du duo amoureux d’opéra, peut-être (Acte II), la vision d’un homme et d’une femme quelconques donne une portée universelle à la passion si singulière, voire révolutionnaire dans ses fondements et son influence. Théâtre tragique, cruel, partant d’aléas terre-à-terre jusqu’à formuler un grand rêve audacieux : la magie opère, à la faveur d’une infusion musicale suprême. Grand moment de la soirée, la fin heureuse de l’Acte I porte haut la croyance en l’amour fou. L’ode à la nuit survient plus difficilement, tout comme l’ensemble du II, en fait, quand la solitude se creuse sur scène, pathétique, dans le regard de spectateurs frappés par de grands écarts lumineux. La puissance dégagée par la fosse n’en ressort que davantage, même si la poésie du livret paraît de temps en temps enfuie. À la suite de la bouleversante Isolde, sur de splendides cimes vocales, le Tristan du ténor gallois Gwyn Hughes Jones dévisse un peu, sur un ton parfois halluciné, mais la rejoint à terme, en toute délicatesse, puis en une perfide progression riche d’aigus déchirants [lire nos chroniques des Meistersinger von Nürnberg et de Turandot à Paris]. Aux mises en garde de Brangäne, haut placée dans le public, puis à quelques gestes sanguinolents des âmes sœurs, répond le chant de rêve d’Isolde, avant la rébellion du couple soulevée tel l’Orchestre de la Suisse Romande, pour la nuit éternelle. Véloce, clair et puissant apparaît le Melot du ténor Julien Henric [lire nos chroniques d’Anna Bolena, Turandot à Genève, Hamlet, Roméo et Juliette, Lucie de Lammermoor et Guercœur], avant que la basse charnue de Tareq Nazmi, doté d’un timbre ambré et cultivant une excellente diction, ne distille la noble clémence et un certain charme de vampire en roi Marke [lire nos chroniques de Make no noise, Boris Godounov, Les Indes galantes, Szenen aus Goethes Faust, Die Zauberflöte et Lohengrin].
À l’Acte III, finalement, à travers les eaux troubles du prélude, Tristan rencontre la mort, gisant à l’avant-scène pour délivrer, agile, l’intense récit, entre soufflé et chanté. Grand blessé en prière, l’ample élan vital du martyr est entretenu par l’arrivée pressentie d’Isolde, à peine reconnue, au comble de l’extraordinaire agonie dépeinte de manière fantastique à l’orchestre. Ainsi la mise en scène parvient-elle finalement à ce que les corps, même inertes, et les voix, même de râle, dépassent d’exceptionnelle manière le drame joué sur scène. Au baisser du rideau, le charme est rompu, mais ce n’est que partie remise pour tous les Tristan und Isolde à venir et revenir, à travers les secrets du cœur humain.
FC