Chroniques

par vincent guillemin

Tugan Sokhiev et l’Orchestre national du Capitole
Modeste Moussorgski | Бори́с Годуно́в (version de concert)

Salle Pleyel, Paris
- 5 février 2014
Tugan Sokhiev et l'orchestre du Capitole jouent Boris Godounov à Pleyel (Paris)
© musée russe, st-pétersbourg | costume pour boris, par alexandre golovine (1912)

S’il est des opéras pour lesquels une version de concert ne pose aucun problème, il en est d’autres où rôles, livret et relations entre protagonistes rendent complexe l’absence de mise en scène et limite le rendu à la simple valeur des voix et de l’orchestre, bornant la recherche d’une émotion au résultat musical.

Tugan Sokhiev – qui avait proposé la saison précédente une Damnation de Faust (Berlioz) parfaitement adaptée à la salle plus qu’au théâtre – revient avec son Orchestre national du Capitole de Toulouse pour Boris Godounov de Modeste Moussorgski, dans sa première version (1869), aujourd’hui régulièrement préférée en Europe à la mouture plus longue (1872) et des réorchestrations ultérieures de Nikolaï Rimski-Korsakov et Dmitri Chostakovitch.

Cette précision prend son importance dès l’introduction et les premières mesures du magnifique basson : le tempo délibérément lent et la chaleur d’un orchestre toujours aussi beau à mesure que passent les décennies en font en effet ressortir un lyrisme surprenant qui semble plus approprié aux retouches de Rimski-Korsakov (1906) qu’à la partition initiale, dépouillée et anguleuse, Moussorgski avouant lui-même apprécier peu le travail d’orchestration quand son confrère du Groupe des Cinq, lui-même auteur d’une quinzaine d’opéras, y trouvait un réel plaisir. Le troisième et le quatrième des sept tableaux font même ressortir quelques moments de faiblesse, bien que chaque intervention soliste, chaque phrase des premiers violons et chaque performance du chœur Orfeón Donostiarra nous raccrochent au fil d’une histoire où nombres de petits rôles ont des difficultés à donner le maximum d’eux-mêmes – ajouter à cela que sans mise en scène, la concentration est renforcée sur l’écoute des voix. Dénué de caractère liturgique le final n’en appelle pas moins à une explosion d’applaudissements de la part d’un public très attentif pendant plus de deux heures (sans entracte).

Dans un paysage international où le chant russe souffre beaucoup moins que le chant italien, parier sur un Boris italien de soixante-quatre ans, comme le proposent le Capitole et, avant lui, les théâtres Bolchoï (Moscou) et Mariinski (Saint-Pétersbourg), est singulier et s’oppose à une maison comme Munich, qui croit encore à la force slave d’un Alexander Tsymbalyuk [lire notre chronique du 30 juillet 2013]. Ferruccio Furlanetto n’a pas les graves suffisamment profonds ; son personnage tend d’avantage vers le vérisme de Philippe II que vers la noirceur d’Ivan le Terrible, mais il lui apporte une émotion prenante, la voix se voilant parfois dans la mélancolie des années de grâce.

Des seconds rôles il faut saluer l’excellent Pimène d’Ain Anger aux graves intenses, la diction très nette et fort mesurée de Vassili Efimov chantant Missaïl, l’intéressant Chouïski au phrasé très anglais de John Graham-Hall et la belle prestation de Pavel Chervinsky (Mitiukha, Nikitch). Le Vaarlam surjoué d’Alexander Taliga montre la gêne du costume, ou plutôt de l’absence de costume pour entrer dans le rôle, alors qu’à l’encontre de nos remarques contextuelles Stanislav Mostovoï (l’Innocent) réussit le tour de force de marquer profondément tant par la voix expressive que par le jeu, pourtant limité à la partie haute du corps.

Des femmes, nous entendons trop peu l’Aubergiste d’Hélène Delalande, et la Nourrice tenue par Sarah Jouffroy n’a pas le temps de se plonger complètement dans l’habit. Les deux enfants sont superbes, et si la Xénia d’Anastasia Kalagina lance parfois trop certains aigus, c’est surtout les superbes médiums du mezzo-soprano Svetlana Lifar en Fiodor qu’on retient – la chanteuse fait une grande partie de sa carrière en France [lire nos chroniques du 20 janvier 2011, du 7 mai 2013, du 17 janvier 2014, etc.].

Conquérant complètement le public de la Salle Pleyel, les artistes de cette soirée auront bien défendu une œuvre trop rarement jouée en France et dont on loue le Capitole de Toulouse et Tugan Sokhiev de l’avoir proposée, qui plus est dans la version originelle. La découverte d’un Boris inattendu et d’un Innocent mémorable y ajoute un fort intérêt.

VG