Chroniques

par bertrand bolognesi

Turandot
opéra de Giacomo Puccini

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 4 décembre 2021
Bob Wilson signe la nouvelle TURANDOT (Puccini) de l'Opéra Bastille (Paris)
© charles duprat | opéra national de paris

Créée en 2018 au Teatro Real de Madrid, où elle fut filmée l’année suivante pour une publication DVD en 2020 (Bel Air Classiques), la Turandot de Robert Wilson gagne aujourd’hui l’Opéra national de Paris. En fosse, elle y est dirigée par le nouveau directeur musical de l’institution, Gustavo Dudamel, déjà au pupitre d’une Bohème il y a quatre ans, qui, le mois dernier, inaugurait à la Philharmonie la saison orchestrale de la maison [lire nos chroniques du 1er décembre 2017 et du 8 novembre 2021]. Dans une urgence extraordinaire, le chef entame sa lecture d’un feu inouï duquel elle ne se départira jamais, y compris dans les passages moins tendus qui bénéficient d’une concentration extrême, d’une présence indicible à la dramaturgie, enfin d’une évidente inspiration. La souplesse de l’orchestre durant l’énoncé des énigmes n’a pas d’égale dans les souvenirs que nous gardons d’autres interprétations de l’ouvrage – et non des moindres, faut-il le préciser. Tout en répondant au cérémonial scandé d’une partition qui marie audaces harmoniques, finasseries orientalistes, expressivité sauvage et moires Jugendstil, Dudamel révèle plus d’un détail timbrique qu’une baguette moins scrupuleuse ne livrerait pas aux oreilles. Ainsi apprécie-t-on pleinement la facture particulière de l’ultime œuvre d’un Puccini soudain soucieux de modernité, ou tout au moins de prendre quelque distance de son propre vérisme alors menacé par un incessant larmoiement – ils sont loin, les accents outrés de Rodolfo, les hurlements de douleurs de Cavaradossi, les ricanements de Scarpia et les poings de Michele serrés autour du cou de Luigi.

De fait, le flamboiement de la fosse opère un contraste saisissant avec le statisme des personnages, coutumier de Wilson, contraste appuyé à la fin du premier acte par la grande agitation du décor. On retrouve, bien sûr, les habitus du metteur en scène qui, avec Stephanie Engeln, co-signe la scénographie. Une façade lumineuse rouge accueille le public lorsqu’il prend place dans les rangs, puis une lumière de lune blafarde domine bientôt l’action, rendue dans cette veine néobaroque de l’artiste – gestuelle hyper-codée et costumes de livre d’images (Jacques Reynaud) – qui fait fi de l’imaginaire exotique à évoquer la Chine des supplices, tel qu’encore à l’œuvre dans la littérature d’aujourd’hui (Christoph Ransmayr, Cox oder Der Lauf der Zeit, 2016). L’omniprésence du cadre, dessiné par la lumière (Wilson, avec John Torres), prend parfois un atour maladroit, comme ce clignotement systématique lorsque le danger personnifié par la princesse est évoqué. La traversé du ciel du plateau par une oie n’est peut-être pas du meilleur effet non plus, de même que l’apparition de Turandot sur une sorte de plongeoir branlant. En revanche, la suspension d’Altoum génère une image fascinante, avec deux arbres diaphanes qu’à un rythme soigneusement observé l’on tourne à l’arrière. Pour idéalement sceller le refus de représenter le drame, l’excessive symbolisation de la mort de Liù entrave toutefois l’émotion, à l’inverse de cette forêt de vaisseaux grouillants déployée sur tout le cadre de scène (vidéo de Tomek Jeziorski) où se joue le suspens du nom de Calaf, comme un désir sourd qui triomphe grâce à sa clandestinité même.

Les ministres forment une machine étrange, tour à tour inquiétante et drôle, par le biais de sautillements légers, d’une posture laborieuse et d’un mode de déplacement inattendu. Leurs sourires figés, leur tremblement de pantins, mais encore l’irrévérence qu’ils affichent à l’encontre des rites réalise une autodérision salutaire, la distance prise par Wilson lui-même qui, avec eux, se moque de son propre style, des tics que le publics attend de lui. En cette curieuse créature trinitaire s’accomplit un petit miracle de distribution, les voix s’équilibrant parfaitement, par-delà l’infernale difficulté de leurs trios. Ainsi admire-t-on sans compter le Pang sonore de Jinxu Xiahou, remonté à la clé, et le Pong incisif de Matthew Newlin [lire notre chronique d’Eliogabalo], savoureusement désossé dans une inénarrable élasticité, le baryton Alessio Arduini, pour indéniablement bien pourvu vocalement [lire notre chronique de La Cenerentola], ne remplissant guère le cahier des charges, quant à lui – l’artiste semble brimé par une peur du ridicule qui le place théâtralement en-deçà de ses confrères, si bien qu’il apparaît dès lors, au détriment du personnage qu’il eut pu mieux servir sans elle – gageons que les prochaines représentations ne manqueront pas de bientôt libérer son jeu.

Préparé par Ching-Lien Wu, le Chœur de l’Opéra national de Paris se sort avec les honneurs d’une soirée qui ne commença pas si facilement, de sensibles inégalités entre pupitres, bientôt effacées, se laissant percevoir à l’Acte I. La distribution s’avère pleinement satisfaisante. Le baryton-basse Bogdan Talos y campe un Mandarin robuste et fermement projeté, Carlo Bosi cisèle un Altoum de précieuse précision quand Vitalij Kowaljow affirme ses grands et beaux moyens dans la partie de Timur, servie avec générosité [lire nos chroniques d’Iolanta, Die Walküre, Nabucco, La forza del destino, Boris Godounov, Die Meistersinger von Nürnberg et Médée]. Applaudie dans Verdi comme dans Mozart [lire nos chroniques de Stiffelio et de Così fan tutte], Guanqun Yu n’en est pas à sa première Liù : elle a chanté le rôle à Bregenz, Cologne, Los Angeles, Munich et New York. Elle lui prête un legatoqui laisse pantois et un lyrisme efficace. Après un début malmené par un médium endormi et un aigu plutôt raide, Gwyn Hughes Jones [lire notre chronique de Die Meistersinger von Nürnberg] prend ses marques et sert au mieux la partie de Calaf, sans tout à fait l’épanouir – le timbre vient à offrir sa saine clarté, quoique l’organe demeure étroit pour pareil emploi.

La princesse de glace nécessite une voix d’airain, fut-il souvent dit. Avec la puissance requise, le grand soprano russe Elena Pankratova ne se contente cependant pas d’un passage en force [lire nos chroniques de Die Frau ohne Schatten à Munich et à Londres, de Fidelio, Parsifal et Tannhäuser]. Au contraire, c’est la délicatesse que, dans un immense confort sonore, elle convoque, signant ici une Turandot, nuancée, raffinée même, toujours infiniment musicale. Huit dates permettront encore de l’apprécier, entre le 7 et le 30 décembre, dans la version complétée par Franco Alfano après la mort du compositeur, habituelle bien qu’on lui préfère celle de Luciano Berio (2002).

BB