Chroniques

par laurent bergnach

Von Morgens bis Mitternachts | De l'aube à minuit
film de Karl Heinz Martin – musique de Kasper T. Toeplitz

Auditorium du Louvre, Paris
- 13 mai 2006
Von Morgens bis Mitternachts, ciné-concert Martin – Toeplitz
© dr | filmmuseum munich

Membres blancs, robe noire, Myriam Gourfink prépare notre plongée dans le cinéma expressionniste par une danse quasi hypnotique ; un faisceau vient l'éclairer, projetant sur un des murs de l'Auditorium une ombre inquiétante qui se tord au ralenti, parfois plus signifiante que le corps lui-même dissimulé dans le clair-obscur. La musique vrombissante continue lorsque la danseuse quitte la scène, tandis que, sur l'écran, les parasites neigeux de la pellicule laissent place à Von Morgens bis Mitternachts (De l'aube à minuit). Ce film allemand de 1920 a pour auteur Karl Heinz Martin (1888- 1948) et pour inspiration un drame théâtral de Georg Kaiser (1878-1945). L'histoire est celle d'un modeste employé de banque qui, suite à un coup de foudre amoureux, dérobe une grosse somme d'argent et part découvrir les plaisirs berlinois, la police à ses trousses. Il croise une mendiante à l'agonie, quelques tricheurs de bouge, et surtout une adepte de l'Armée du Salut qui le livre sitôt connue la récompense promise pour sa capture. La petite bourgeoisie de province est caricaturée au mieux lorsque notre fugitif quitte avec éclat sa mère qui n'en finit pas de tricoter, son épouse qui cuisine et sa fille qui ne lâche pas son piano.

« Les expérimentations figuratives de Caligari sont ici poussées jusqu'à leur accomplissement » annonçait il y a cinquante ans Henri Langlois, alors qu'il ne survivaient que quelques photographies – depuis, on en a retrouvé une copie au Musée national d'Art Moderne de Tokyo, ainsi que la trace des didascalies originales à Francfort. Proche de la gravure développée par Die Brücke au début du siècle, le film propose un contraste appuyé entre noir et blanc, ainsi qu'un univers dépourvu de réalisme. Les acteurs, grimés parfois sans souci d'équilibre, des taches sur leurs vêtements, évoluent dans des décors de carton pâte signés Robert Neppach, avec journal stylisé, montre à gousset polygonale et champagne laissant dans les coupes des traces laiteuses. À leur jeu décalé – grand-mère statufiée les mains au ciel, barman agitant mécaniquement son shaker avec un sourire béat – s'ajoutent des recherches purement cinématographiques, comme la mise au point d’une première image floue, l'ouverture du guichet de banque par une animation image par image ou encore la course de vélo, saisie uniquement par son reflet dans un métal bombé.

Bassiste électrique de formation, Kasper T. Toeplitz (1960) répond à une commande de l'Auditorium du Louvre avec « une longue trame électrique, très dense, agitée de l'intérieur, un flot sonore autonome, une lente construction de bruit et d'enfermement ». Les rares effets qui soulignent l'action (comme le grésillement lors de la vision de la belle étrangère, ou un coup de sonnette qui se prolonge) forment des couches qui s'ajoutent à celles créées par quatre autres musiciens présents – Erik Baron, Didier Casamitjana, Ulrich Maiss, Jérôme Soudan, lesquels, outre basses, violoncelles et percussions, utilisent l'ordinateur comme des instruments à part entière. Proche de la noise music, cette partition comporte en son cœur un crescendo assez difficile à supporter physiologiquement, ce qui explique que la fuite du caissier dans un paysage d'hiver déclenche celle de certains spectateurs. De même pour le déchaînement de gongs durant les paris sur le vélodrome, qui sature l'air de vibrations. Outre ce reproche, on s'avère convaincu par cette matière sonore qui, n'illustrant pas le film, l'accompagne jusqu'à déborder son temps de projection, soucieuse avant tout de son propre rythme.

LB