Chroniques

par bertrand bolognesi

Zuglói Filharmónia, Gábor Horváth
Bartók, Stravinsky et Tchaïkovski par Kristóf Baráti

Művészetek Palotája, Budapest
- 28 mai 2016
l'excellent Kristóf Baráti joue trois concerti pour violon au MUPA (Budapest)
© marco borggreve

Il joue un Stradivarius de 1703, prêté par la société éponyme de Chicago. Hongrois, il grandit au Venezuela, avec ses parents musiciens. C’est là qu’il apprend le violon et commence à se produire en concert, dès l’âge de huit ans. Afin de perfectionner son art, il retourne au pays natal, entre à la prestigieuse Académie Ferenc Liszt de Budapest (Liszt Ferenc Zeneművészeti Egyetem). Il étudie auprès de Vilmos Tátrai, violon solo du Nemzeti Filharmonikus Zenekar et fondateur du fameux Quatuor Tátrai. Puis il suit les précieux conseils d’Eduard Wulfson, ex-enfant prodige né en Lettonie alors sous domination soviétique qui, après avoir fréquenté les conservatoires de Saint-Pétersbourg et de Moscou, passa de l’autre côté du mur où il devint élève de grands maîtres, dont Henryk Szeryng et Nathan Milstein.

Déjà distingué d’un prix au concours de Gorizia en 1995, Kristóf Baráti n’a que dix-sept ans lorsqu’il se présente au Reine Élisabeth de Belgique en 1997 et emporte le troisième prix et le prix du public. Après qu’il a été récompensé en octobre 2010 au concours Paganini de Moscou, nous l’entendions ici-même, au MUPA (Művészetek Palotája), dans le Concerto pour violon en la mineur Op.82 de Glazounov [lire notre chronique du 3 mars 2011]. Depuis, sa carrière prit tournure, avec de nombreux concerts et enregistrements, et le musicien fut honoré le 15 mars 2014 du prix Kossuth, décerné par l’État de Hongrie – comme les pianistes Zoltán Kocsis, Dezső Ránki et András Schiff (respectivement en 2005, 2008 et 1997), la célèbre basse László Polgár (1990) et les compositeurs György Kurtág, László Lajtha, György Ligeti et Sándor Veress (1996,1951, 2003 et 1949).

Avec l’Orchestre national des Jeunes, le Zuglói Filharmónia fondé en 1954, Kristóf Baráti se lance aujourd’hui dans un impressionnant programme de trois concerti, et non des plus confortables. Voilà qui ferait pâlir plus d’un soliste ! Ce concert vespéral est ouvert par le Concerto pour violon Sz 36 n°1 de Béla Bartók, écrit en 1907 pour la jeune Stefi Geyer – il ne sera créé qu’en 1958 par Hansheinz Schneeberger et Paul Sacher, à Bâle. Sous l’archet solo, le motif introductif, lent thème ternaire élégiaque (déploration d’un amour non encore déchu, dont Bartók aurait eu l’intuition de la triste issue ?), gagne une indicible pureté. Baráti conjugue clarté et lyrisme, dans une sonorité enrichie d’une tendre opulence. Peu à peu le thème contamine le tutti qui s’élève en une ardeur contenue. L’Andante sostenuto est conclu sur le fil, dans une égalité presque extatique. Extrêmement précis, le violoniste se lance sans excès dans l’Allegro giocoso musclé. Les nombreuses facéties du discours musical restent pourtant d’une expression timide, peut-être à cause d’une relative lenteur qui révèle trop crument la couture de l’œuvre, à l’inverse du soin apporté par la direction de Gábor Horváth aux alliages les plus secrets, ce qui n’enlève rien au formidable envol de la danse straussienne. La citation de l’élégie initiale prend désormais une couleur mélancolique, par-delà les trilles de bois et le final primesautier.

Encouragé par Hindemith, Igor Stravinsky s’attelle au début de l’année 1931 à l’écriture d’un opus concertant pour violon, dédiée à Samuel Dushkin, jeune soliste étasunien d’origine russe recommandé par son éditeur. Cette page néoclassique serait rendue publique le 23 octobre 1931 par son dédicataire et le compositeur au pupitre – un concert qui compta parmi les mauvais souvenirs de Stravinsky. Le Concerto en ré semble vouloir abandonner le genre à la faveur d’une sorte de suite baroquisante en quatre sections, chacune investie du même accord mordant. Aussi Kristóf Baráti ne se prive-t-il pas d’en affirmer les doubles et triples cordes, bien que jamais de disgracieuse manière. L’orchestre l’investit d’une profondeur qui, si on ne l’attend généralement pas dans la Toccata, interroge les années trente avec inquiétude. Cette sorte de cirque de l’ostinato stravinskien se panache d’un aigre-doux fort intéressant, rehaussé par la remarquable agilité des flûtes et du soliste.

Sorte d’accusation, la reprise de l’accord prend figure de fétiche, dans l’amorce de l’Aria I. Un thrène s’ensuit, annonçant les ultimes égarements de Tom, dans l’opéra créé vingt ans plus tard à Venise. L’adresse de Baráti laisse pantois. Après une fin à l’emporte-pièce, digne d’un Poulenc, le violon déploie somptueusement l’Aria II, plainte ancestrale articulée par le retour mafflu de l’accord-totem, jusqu’à la saisissante déliquescence ornementale dont on goûte la vertu des harmoniques. La virevoltante tonicité du Capriccio final, proche d’Histoire du soldat (1917), jonchée de ruptures et d’obstacles, est idéalement maîtrisée par ce violoniste non seulement virtuose mais inspiré.

Qui possède assez d’énergie pour, après l’entracte, donner rien moins que le Concerto en ré majeur Op.35 de Piotr Tchaïkovski ? Personne, voire un qui ferait subir au chef-d’œuvre quelque sort peu enviable, sera tenté de répondre un lecteur qui n’eut pas la chance d’être en ce jour au MUPA. Joueur d’échec assidu mais encore pilote d’avion, Kristóf Baráti est de cette trempe d’hommes exceptionnels, capables d’une concentration durablement maintenue, d’une gestion parfaite des forces et de l’émotion qui renouvellent tous les possibles. Aussi est-il grand temps de le dire : voilà un musicien hors pair comme il en existe rarement, un génie absolu du violon.

Restons dans la tonalité de ré majeur, avec un Allegro moderato auquel GáborHorváth offre une épaisseur quasiment brahmsienne. L’entrée du violon prouve d’emblée le souffle inépuisable de Baráti, dans un jeu formidablement virtuose mais jamais autocontemplatif qui manie l’acrobatie comme mine de rien et sans s’y arrêter le pathos propre au compositeur – naturellement, pourrait-on dire. On admire sa conduite infiniment sensible de la nuance, ainsi que sa réalisation musicale, séraphique même, de la redoutable cadence. Après cela, la délicatesse de la canzonetta, dans une demi-teinte d’autrefois, loin de s’en tenir à la halte nostalgique avance vers une lueur sereinement ambrée. Et voilà la folle danse Allegro vivacissimo lancée par le violon dialoguant avec lui-même ! On est ailleurs, on n’en sait plus que dire : le ravissement est infini.

Orchestre, chef et soliste sont dûment acclamés par un public en joie.
Croiriez-vous que les copieux rappels resteront sans effet ? C’est méconnaître une nature généreuse. Souriant, Kristóf Baráti offre encore le Largo de la Sonate en ut majeur BWV 1005 n°3 de Bach, dans une lumière douce. Ce n’est pas tout : un second bis remercie une salle qui déraisonnablement lui demande toujours plus – aimer n’est pas respecter… Retentissent alors les premières mesures du Prélude de la Partita en mi majeur BWV 1006 n°3 de Bach, soudain dévoyées puis envahies d’un écho de Dies irae : il s’agit d’Obsession, premier mouvement de la Sonate Op.27 n°2 d’Eugène Ysaÿe. Soirée inouïe, par un artiste extraordinaire.

BB