Dossier

dossier réalisé par david verdier
paris – 18 juin 2013

1, 2, 3, Opéra !
dix mois d'école et d'opéra

les enfants musiciens du festival 1, 2, 2 Opéra !
© agathe poupeney

Prononcez le mot « opéra » et observez la réaction de votre interlocuteur. Il y a de grandes chances pour que vous entendiez tout un florilège de représentations ironiques et caricaturales. Depuis 1991, l'Opéra national de Paris et l'Éducation nationale se sont lancés dans une démarche unique en son genre : Dix mois d'école et d'opéra. Ce projet va à contre-courant des idées reçues dans le domaine de l'art lyrique, de la danse et de l'interprétation musicale dite « classique ». Paradoxalement, c'est le projet d'une institution, mais qui s'inscrit dans des marges souvent désertées par l'institution elle-même. Il faut bien reconnaître que le monde de la musique classique intimide, notamment la somme de travail et d'exigence qu'il nécessite.

Dix mois d'école et d'opéra s'adresse à des enfants et des adolescents qui de cet univers ne connaissent que des images tronquées ou intimidantes. Le formidable pari de cette opération consiste à créer du désir sans pour autant sacrifier l'exigence. Malgré leur éloignement géographique et social, l'accès à l'opéra représente pour eux un accès privilégié à la culture en général. Chaque année, de nombreux établissements scolaires présentent un dossier de candidature et très peu sont retenus. Sur l'ensemble des trois académies d'Île-de-France (Paris, Versailles, Créteil), une trentaine de classes sont mises à contribution sur une durée de deux ans (de la maternelle au BTS, du collège au lycée professionnel).

Du 15 au 22 juin, la première édition du festival 1, 2, 3, Opéra ! réunit sur scène quatorze classes, soit un total de deux cent quatre-vingt élèves souvent issus de milieux défavorisés. Pour une immense majorité d'entre eux, cette première immersion dans le monde du spectacle est une découverte. À les voir arpenter chaque semaine les salles de répétition dans les sous-sols de l'Auditorium Bastille, on mesure à quel point l'exigence de perfection leur redonne l'estime de soi. L'objectif de pouvoir monter cette série de spectacles a contraint équipes pédagogiques et artistiques à une organisation rigoureuse du planning tout au long de l'année. En décidant d'affronter ce pari avec un esprit de rigueur, les enfants mesurent la confiance qu'on leur accorde et le résultat est à la hauteur des attentes. Quand on les voit évoluer sur scène, on est très loin des clichés d'adolescents démotivés qui ne s'intéressent à rien. Comme le précise Christine Eschenbrenner (chargée de mission, mise à disposition par l’Éducation nationale ainsi qu’Alexis Ouspensky et Dominique Laudet), « le but de ce dispositif n’est pas de monter un spectacle, l’essentiel, c’est d’apporter aux élèves une estime de soi, une certaine idée de la citoyenneté afin qu’ils comprennent l’intérêt de l’art et la culture ». La transversalité du projet touche des aspects interdisciplinaires, car l'action ne se limite pas au seul professeur de musique mais implique l'ensemble de l'équipe enseignante avec l'appui du proviseur. L'organisation des deux années comprend plusieurs étapes : visites des lieux, rencontres avec des artistes et des techniciens de l'opéra. Chez les élèves participant au projet, on observe une amélioration de vingt-cinq pour cent de leurs résultats scolaires. Une étude de plus grande envergure permettrait de mieux apprécier les effets d'un tel dispositif sur leur parcours professionnel et leur épanouissement personnel.

Sous certains aspects, il ne faut pas se voiler la face et reconnaître les difficultés réelles du projet, surtout quand les préjugés sont trop forts pour être surmontés. Dans certains établissements, des jugements misogynes et homophobes font obstacle au bon déroulement des actions pédagogiques menées en collaboration avec le monde de l'opéra. Sans nier cette réalité, les équipes doivent travailler d'arrache-pied pour persévérer dans leurs objectifs. Le mécénat privé permet de compléter un budget total très important (près de huit cent mille euros), à la hauteur de l'enjeu social et culturel. Pour une fois, on ne se contente plus de parler d'intégration sociale dans une société en crise : on place concrètement ces questions au centre des intérêts. Les pratiques artistiques ouvrent à ce lien social que les politiques appellent de leurs vœux.

les enfants danseurs du festival 1, 2, 3, Opéra !
© agathe poupeney

Montrer et se montrer

À priori, se mettre en scène n'est pas évident pour des jeunes confinés dans ce mal du siècle de l'absence de communication. Le don de soi et la découverte de l'imaginaire est une force insoupçonnée qui ne demande qu'à émerger. Petit à petit, ils prennent conscience que la sensibilité n'est pas la propriété de ceux qui ont les moyens de se payer une place d'opéra. Intégrée à ces projets artistiques, la diversité sociale et ethnique n'est pas un handicap et elle ne stigmatise pas. Il s'agit de prendre place dans un corps social qui souvent banalise l'exclusion, au point où les exclus vivent leur situation comme naturelle et irrémédiable.

Le corps de la voix et le corps dansé sont les prolongements de ce corps social et de cette redécouverte de soi. Soutenus par les chorégraphes Sébastien Bertaud et Cécile Theil-Mourad, les élèves de Sixième du Collège Jacques Prévert de Noisy-le-Sec proposent avec Hors les murs une réflexion dansée autour du dialogue des cultures, de Johann Sebastian Bach à Arvo Pärt. Les jeunes sont invités à écrire cette « choré-graphie » de gestes afin de se les approprier pour en faire une sorte de message universel. Présenté dans la même soirée, Augenblick, InstantS s'inscrit dans la contemporanéité du travail de John Neumeier autour de la Troisième Symphonie de Gustav Mahler, récemment donné sur la scène de l'Opéra Bastille. Selin Dündar et Bruno Sajous ont travaillé avec des collégiens du onzième arrondissement (classes de Quatrième du Collège Alain Fournier et de Cinquième du Collège Voltaire). En prenant pour source d'inspiration des éléments naturels plus ou moins abstraits tels que le vent, la tempête et l'orage, les adolescents ont d'abord improvisé librement, puis les chorégraphes sont intervenus afin d’organiser les différents groupes et l'ordre des apparitions. Ce travail permit de percevoir le potentiel de chaque enfant en fonction de ce qu'il réalise sur scène. Au final, il en ressort une formidable énergie, évidence oubliée de notre époque malade de sa « crise » –crise de temps et de sensibilité.

Deux spectacles musicaux (Quand je serai grand... et Au fil du voyage) réunissent des élèves du quartier de la Goutte d'Or – dix-huitième arrondissement de Paris (CM2 de l'École des Poissonniers, CM1 de l’École Richomme), ainsi que les CM2 de l’École des Coteaux d’Argenteuil et la Quatrième du Collège Louise Michel de Clichy-sous-Bois. Pour certains d'entre eux, il s'agira de conclure quatre années de pratique au sein de l'atelier des Petits violons et altos dont ce sera la dernière édition. Placé sous la direction de la violoniste Laure Juillard, ce projet démontre qu'on peut facilement casser les représentations et les idées reçues avec de la persévérance et de la bonne volonté de part et d'autre. Le choix des instruments à cordes n'est pas innocent, il va à l'encontre du présupposé qu'on ne confie pas des instruments aussi fragiles et socialement connotés à des enfants de quartiers « difficiles ». Le spectacle alterne parties jouées et chantées, notamment à partir d'un livret co-écrit par les enfants eux-mêmes et Simon Hatab. La réalité dépasse les espérances car cette expérience leur a apporté une vraie maîtrise d'eux-mêmes ainsi qu'une capacité à travailler et à se concentrer.

Autre découverte spectaculaire, le travail initié par Lucie Larnicol dans le cadre d'un récital de chant choral Au fil du voyage. Le programme nous entraîne dans l'Europe romantique du XIXe siècle, avec rien de moins que Verdi, Wagner ou Schubert… dans le texte ! Il faut entendre avec quelle fraîcheur et quel enthousiasme les enfants se prêtent au jeu des Wesendonck Lieder, Ballade de Senta et autres Sorcières de Macbeth. Le piano de Svetlana Samsonova ne triche pas avec la rigueur nécessaire qu'il faut aux enfants pour chanter par cœur des pièces aussi difficiles. Ceux qui n'auraient pas bien révisé leur texte sont rappelés à l'ordre et… surprise : tous acceptent de bon cœur cette discipline en voyant les progrès spectaculaires qu'ils réalisent.

Epic Falstaff, c'est un peu comme un pied de nez au côté trop sérieux de l'opéra. Sur le modèle narratif de l'œuvre éponyme de Verdi, le compositeur Fabien Waksman et le librettiste Florent Siaud ont imaginé trois volets très différents, plus ou moins adaptés des trois actes de l'opéra original. Texte et musique réunissent les élèves de Troisième du Collège Gustave Flaubert (Paris 13), de Quatrième du Collège Jean-Jaurès de Clichy-La-Garenne et de CM1 pour l’École Paul Langevin de Fontenay-sous-Bois. Enchaînant les climats comique, épique et fantastique, cet opéra de poche traite de la question de la dérision et du sublime de l'existence humaine. Les auteurs ont bien pris soin de ne pas réduire leurs ambitions sous prétexte de s'adresser à un jeune public. Sur la scène de l'Amphithéâtre Bastille, des groupes de personnages fort contrastés évoluent dans des saynètes tragi-comiques avec de fortes résonances actuelles. Les adolescents adoptent avec gourmandise les codes du théâtre musical.

Signalons également qu'un colloque réunira plusieurs acteurs de l'éducation artistique et de l'action culturelle afin d'établir un bilan de ces deux décennies de Dix mois d'école et d'opéra et de tracer des perspectives pour les années suivantes. Il se murmure déjà que le projet fait des émules en province et même à l'étranger… sans doute de nouvelles occasions d'ouvrir des partenariats fructueux entre éducation et musique.