Chroniques

par laurent bergnach

Ernő Dohnányi
Der Schleier der Pierrette | Le voile de Pierrette

1 CD Capriccio (2020)
C 5388
"Der Schleier der Pierrette", une pantomime signée Ernő Dohnányi

Sa ville de naissance ne prenant le nom de Bratislava qu’en 1919, c’est donc à Poszony, capitale de la Slovaquie, que naît Ernő Dohnányi (1877-1960). Le futur géniteur d’un sextuor audacieux avec clarinette et cor [lire nos chroniques du 3 avril 2011 et du 3 août 2017, ainsi que notre recension du CD] découvre la musique grâce à son père, professeur de mathématiques et violoncelliste amateur, avant d’en approfondir les principes à l’Académie co-fondée par Ferenc Liszt, soit à Budapest plutôt qu’à Vienne. Devenu l’élève d’István Thomán (piano) et d’Hans von Koessler (composition), Dohnányi conseille alors à Béla Bartók, au sortir du lycée, de rejoindre l’institution.

Dans un témoignage de 1921, le pionnier de l’ethnomusicologie louange celui qui l’impressionna jadis : « son premier opus, un quintette avec piano en ut mineur, qu’il écrivit donc à l’âge de dix-sept ans [lire notre chronique du 25 juillet 2019], témoignait d’une si merveilleuse maîtrise de la forme et d’une si surprenante unité stylistique – on n’y trouve rien des extravagances de jeunesse en tout genre –, qu’il força l’admiration de Brahms lui-même » (in Béla Bartók, Écrits, Contrechamps, 2006) [lire notre critique de l’ouvrage]. Cependant, s’il continue d’admirer le pianiste virtuose et le chef d’orchestre remarquable, le cadet est devenu plus réservé sur le compositeur actuel, estimant qu’il n’y a rien de véritablement nouveau dans sa musique – « on peut considérer le style de ses œuvres, au fond, comme un mélange épigonal à partir des styles allemands antérieurs – d’abord Schumann et Brahms, puis Wagner, voire Strauss –, dont le seul trait original est la manière de les mélanger » (ibid.).

C’est à Vienne, ville autrefois boudée, que Dohnányi rencontre Arthur Schnitzler, l’auteur de la pantomime en trois actes Der Schleier der Pierrette. Grâce au journal de l’écrivain, on peut suivre quelques étapes conduisant à la création du 22 janvier 1910 : annonce du projet de composition (27 septembre 1905), écoute du premier acte joué par cœur au piano (7 janvier 1907), écoute de l’œuvre entière (21 septembre 1908), feu vert de Dresde pour présenter l’ouvrage (6 juin 1909), etc. Selon Bartók, c’était l’œuvre la plus célèbre de Dohnányi à travers l’Europe (Berlin, Prague, Moscou, etc.) mais peu de mélomanes en connaissent aujourd’hui l’intrigue puisant du côté sombre de la Commedia dell’arte.

Dans sa chambre, Pierrot désespère que Pierrette épouse Arlecchino, bien qu’elle soit amoureuse de lui. Des amis joyeux arrivent qu’il finit par chasser, puis c’est au tour de la traîtresse, en robe de mariée. Alors qu’il parle de s’enfuir tous les deux, elle sort une fiole de poison et propose un double suicide, après un dernier souper en tête-à-tête. Pierrot en avale un verre mais Pierrette n’a pas ce courage. Elle gagne la cérémonie qui se tient chez ses parents, où son absence a été remarquée. Arlecchino, qui de rage a beaucoup cassé autour de lui, exige des explications mais Pierrette demande juste à danser. C’est alors que lui apparaît le spectre de Pierrot avec le voile oublié dans sa chambre, où elle retourne donc. Arlecchino la rejoint et la tourmente pour connaître toute l’histoire. Il quitte la pièce en enfermant Pierrette qui danse autour de son amant jusqu’à en perdre la vie.

Dans ce premier enregistrement complet de la pantomime, il faut dépasser tout le premier acte pour s’intéresser à ce que joue l’ÖRF Radio-Sinfonieorchester Wien (Orchestre Symphonique de la Radio Viennoise), placé sous la direction d’Ariane Matiakh. En effet, les six scènes qui composent cet Opus 8 privilégient l’élégance à l’inventivité, ressassant des moments de grâce parfois surannée. Serait-ce conçu à dessein de mettre en relief les scènes suivantes ? On le pense, tant éclate ensuite la lourde valse mondaine des noces, ou encore cette touche hongroise à l’apparition du spectre (II) – mélange de notes paysannes, tsiganes et klezmer –, sans parler d’un mystérieux passage en pizz’, lors du retour à la chambre (III). Déjà remarquée dans certains concerti de Dohnányi [lire notre critique du CD], la cheffe française soigne avec ferveur les couleurs fortes de la musique de caractère comme les demi-teintes d’une partition qui s’inscrit dans l’héritage wagnérien.

LB