Chroniques

par laurent bergnach

Ervín Šulhov
pièces pour piano

1 CD Crystal Classics (2011)
N 67 084
La pianiste Margarete Babinsky joue Ervín Šulhov

Viennoise de naissance, Margarete Babinsky étudie dans la capitale autrichienne ainsi qu’au Mozarteum de Salzbourg, notamment auprès de Renate Kramer-Preisenhammer, Michael Krist, Karl-Heinz Kämmerling et Rudolf Kehrer. En soliste ou en formation de chambre, la pianiste explore tous les répertoires, si bien qu’après son premier enregistrement, consacré au créateur de Zauberflöte et récompensé en 1999, la voici aujourd’hui dans un programme qui rend hommage au trop peu joué Ervín Šulhov (Erwin Schulhoff).

Mort en août 1942 (le 18 ou le 24 ? les sources divergent) au camp de concentration bavarois de Wülzburg, le Praguois d’origine (né le 8 juin 1894) fut une cible de choix pour les nazis qui s’emparèrent de cet avant-gardiste juif, père de famille homosexuel et communiste en juin 1941, alors qu’il s’apprête à s’installer en Union Soviétique – il vient d’en obtenir la nationalité deux mois plus tôt. Šulhov n’appartient à aucun mouvement dominant l’époque et se singularise par la polyvalence de son style. Ainsi, il est connu pour avoir livré une des premières compositions occidentales pour percussions seules – un passage d’Ogelala Op.53 (1925), ballet en treize parties (Danse du crâne, Danse sexuelle, Danse du sacrifice, etc.) dans la lignée du Mandarin merveilleux (Bartók) et du Sacre du printemps (Stravinsky), fondé sur une étude approfondie de la rythmique et des danses amérindiennes – et pour s’être intéressé sérieusement au jazz (nous y reviendrons plus loin).

Les relations de Šulhov avec le piano commence très tôt puisque, sur les conseil de Dvořák, il reçoit ses premiers cours privés avant la rencontre de différents professeurs institutionnels, dès l’âge de dix ans : Jindřich Kàan z Albestů, Josef Jiránek (Prague), Willy Thern (Vienne), Robert Teichmüller (Leipzig), Lazzaro Uzielli et Carl Friedberg (Cologne) – des études couronnées en 1914 par le Prix Mendelssohn. Peu avant son ballet inspiré d’une légende mexicaine qui préfigure étrangement son propre destin – le guerrier Ogelala est retenu prisonnier puis torturé à mort par ses ennemis –, Šulhov rend hommage à Thomas Mann à qui il dédie sa première Sonate pour piano (1924), aux quatre mouvements distincts hérités de la tradition.

Dans une sonorité éclatante aux ostinati déflagrants, l’Allegro molto révèle la grande tonicité de jeu de la pianiste, ainsi que des accents qui évoquent le Lied mahlérien et annoncent une préciosité toute bartókienne. D’une grande tendresse aérienne, le Molto tranquillo gagne peu à peu en lyrisme – on songe à Berg. Quelques années après Fünf Grotesken (1917) déjà composé pour le piano, l’Allegro moderato grotesco installe une marche sombre, rapidement jazzy, qui, par son côté disloqué, fait évoluer le passage de Prokofiev vers Milhaud voire Weill. L’ultime mouvement reprend le nom du premier ainsi que l’ostinato forcené qu’il entretenait, dans une écriture quasi orchestrale.

Le 26 mai 1926, Šulhov achève sa Sonate n°3, dédiée au compositeur Henri Gil-Marchex (1894-1970), dont les cinq mouvements arborent de nouveaux styles. D’une modernité personnelle et déroutante, le Moderato cantabile rappelle la danse hongroise de Brahms comme le chant de Mendelssohn, tout en scrutant vers Janáček. L’Andante tranquillo quasi improvisazione impose une délicatesse qui bondit par instant, résolument debussyste, tout en cultivant une sorte de vacuité à la Satie, déjà perceptible deux ans plus tôt. L’Allegro molto est livré avec une énergie de course folle, mais moins percussive que celle des mouvements du même nom bornant la Sonate n°1. La Marcia funebre invite à nouveau Debussy, mais dans une aura scriabinienne. Enfin, comme son nom l’indique, le Finale retrospettivo revisite motifs et climats précédemment entendus, dans un tissage relativement disparate.

À partir de novembre 1930 jusqu’en 1935, un duo de piano-jazz se fait de plus souvent entendre à la radio. Il s’agit de Šulhov accompagné d’Oldrich Lerfus, artiste réputé pour ses interprétations sur orgue électrique de cette musique d’outre-Atlantique – après la mise à l’index de 1938, en usant de ses nombreux pseudonymes (Hanuš Petr, Georg Hanell, Eman Balzar, Franta Michálek, Jan Kaláb), Šulhov défendrait encore le jazz notamment au sein de l’ensemble mis sur pied par le compositeur Jaroslav Ježek, lequel s’éteindrait avant la fin de la guerre, durant son exil américain. Le second piano improvisant à partir de la partie écrite pour le premier, c’est une voie médiane entre supposée interprétation de l’époque et un point de vue moderne que propose Andras Wykydal pour le présent enregistrement.

Huit pièces sont encore gravées, bien moins intéressantes. On note une opulence caf’conc (Dein kokettes Lächein – Slowfox), un charme carillonnant (Capricciolette), la volonté d’adapter l’ostinato centre-européen à la caresse jazzique (Butterfly), une mélancolie klezmer teintée de saudade (Tango), une mélodie qui invite à lui inventer des paroles (Melody Waltz), etc. qui rendent bien compte d’un créateur polymorphe. Mais pourquoi n’avoir pas complété ce programme avec la Sonate n°2 (1926), si ce n’est une œuvre empruntée à Viktor Ullmann [lire notre critique du CD] ou Gideon Klein ?

LB