Chroniques

par michel tibbaut

Eugène Ysaÿe
œuvres pour orchestre

1 CD Musique en Wallonie (2014)
MEW 1472
Jean-Jacques Kantorow joue les œuvres pour orchestre d'Eugène Ysaÿe

Si le nom d’Eugène Ysaÿe évoque d’évidence le virtuose hors norme du violon, adulé dans le monde entier, cette réputation a regrettablement occulté le compositeur, pourtant loin d’être négligeable. Que connaît-on actuellement de l’œuvre de ce violoniste, chef d’orchestre et compositeur liégeois, hormis l’une ou l’autre des sixSonates pour violon seul (1923) que certains instrumentistes bien inspirés mettent encore sporadiquement à leurs programmes, quand ce n’est pas une obligation de l’un ou l’autre concours international pour violon ?… Aussi ce disque est-il un acte de réparation artistique bien nécessaire envers un immense musicien. Au fil des années, dès le microsillon, l’éditeur belge Musique en Wallonie a toujours défendu Ysaÿe compositeur, et l’une de ses dernières réalisations fut l’enregistrement public de son opéra wallon Piére li Houyeû (Pierre le Mineur, 1930), l’œuvre de toute une vie (MEW 0844-0845). Signalons également le superbe album original des Sonates dédiées à Eugène Ysaÿe, comprenant les merveilleuses pages de Franck, Jongen, Lazzari, Lekeu, Magnard, Ropartz, Samazeuilh et Vierne (MEW 0528-0531).

Disciple de ses anciens maîtres Henri Vieuxtemps (1820-1881) et Henryk Wieniawski (1835-1880), Eugène Ysaÿe (1858-1931) aborde la composition en autodidacte dans le style virtuose de ces deux grands violonistes ; il jugera plus tard ses essais de jeunesse « dénués de toute originalité et valeur ». Sa rencontre avec Ferenc Liszt, considéré comme initiateur du poème symphonique pour orchestre, sera décisive : la personnalité du grand musicien austro-hongrois l’influence certainement dans la conception du Poème pour instrument(s) à cordes et orchestre dont il apparaît être le créateur. Toutefois, contrairement au modèle qui est souvent musique à programme, le Poème est, selon Ysaÿe, « par essence romantique et impressionniste, […] libre, et n’a besoin que de son titre pour guider le compositeur, lui faire peindre des sentiments, des images, de l’abstrait sans canevas littéraire… ».

Ysaÿe leur attribue effectivement des titres. Op.12 n°1 : Poème élégiaque pour violon et orchestre, dont Chausson s’inspirera largement pour son célèbre Poème ; Op.13 n°2 : Au rouet pour violon et orchestre ; Op.15 n°3 : Chant d’hiver pour violon et orchestre ; Op.16 n°4 : Méditation pour violoncelle et orchestre ; Op.21 n°5 : Extase pour violon et orchestre ; Op.23 n°6 : Les neiges d’antan pour violon et orchestre ; Op.26 n°7 : Amitié pour deux violons et orchestre ; Op.29 n°8 : Poème nocturne pour violon, violoncelle et orchestre ; Op.31 n°9 : Harmonies du soir pour quatuor à cordes et orchestre à cordes. Ce disque nous en offrent quatre – Poème élégiaque, Méditation, Amitié et Harmonies du soir – avec la Sérénade pour violoncelle et orchestre Op.22 et Exil pour orchestre à cordes Op.25.

Si la Sérénade est de dimension et de difficulté plus modeste que la Méditation pour le même effectif, c’est qu’elle semble destinée à une fonction didactique, notamment pour Antoine, le fils du compositeur, et constituer une forme de détente pour le créateur. Elle n’en reste pas moins une page non dénuée d’intérêt. Mais c’est surtout Exil qui retient l’attention de l’auditeur : cette œuvre admirable, achevée à New York en 1917, exprime non seulement le désarroi d’un être séparé de sa patrie, mais encore l’exil artistique dû à l’incompréhension du maître vis-à-vis de l’univers musical de la jeune génération. Ysaÿe dirigera lui-même Exil à la tête de son Cincinnati Symphony Orchestra en l’honneur et présence du roi Albert Ier et de la reine Élisabeth de Belgique, lors d’une visite officielle aux États-Unis en 1919. On imagine dans quel état d’esprit se trouvaient les illustres souverains lors de cette audition…

Une ancienne gravure microsillon Decca (143248) de novembre 1957 nous avait fait découvrir l’œuvre dans une interprétation particulièrement émouvante de René Defossez à la tête de l’Orchestre national de Belgique, mais évidemment, la plus-value technique de celle proposée ici est indéniable. Les musiciens de cette réalisation se sont absolument surpassés, quelles que soient les œuvres interprétées, d’ailleurs, et qu’il s’agisse des divers solistes faisant honneur à l’École dont Ysaÿe est le plus symbolique représentant, comme l’excellent violoniste et chef d’orchestre Jean-Jacques Kantorow, ou de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, dont la réputation n’est plus à faire et qu’il dirige d’une main subtile et sensible. Naturellement, l’Anaclase! s’impose.

MT