Chroniques

par bertrand bolognesi

Franz Schubert
sonates pour piano

1 CD La Dolce Volta (2022)
LDV 93
Jean-Marc Luisada joue les Sonates D.840 et D.960 de Schubert...

Sur un Steinway D-724 préparé par Daniel Muthig, Jean-Marc Luisada enregistrait, en février 2021, ces deux sonates de Franz Schubert à Metz, sur la scène de l’Arsenal dont jamais l’on ne vantera assez la qualité de l’acoustique. Pour les micros de Frédéric Briant et le label La Dolce Volta, il a choisi les deux seuls mouvements achevés de celle des sonates qui, trente-trois ans après la disparition du compositeur, fut présentée par son premier éditeur comme la dernière parce qu’amenée à titre posthume à la connaissance de l’amateur. En réalité, elle fut écrite au printemps 1825. Bien qu’ayant conclu le Moderato initial et l’Andante qui s’ensuit, le Viennois laisserait sur le bas-côté le Menuet, dont le Trio était pourtant bouclé, et le Rondo final, abandonné à une centaine de mesures. Les artistes s’attachent diversement à cette Sonate en ut majeur D.840, considérée comme la quinzième de Schubert : les uns interprètent les quatre épisodes en suspendant leur jeu, dans les deux fragments, là où la plume s’est arrêtée ; les autres s’appuient sur leur déduction musicale ou/et musicologique pour avancer leur propre version ; quelques autres encore exécutent la complétion par Ernst Křenek (1923) ; enfin, certains préfèrent s’en tenir aux Moderato et Andante, intégrant à leur approche l’état d’inachèvement et le mystère qu’il laisse planer sur l’œuvre.

C’est le choix du pianiste français qui livre ici un Moderato conjuguant idéalement simplicité d’énoncé, salutaire, délicatesse d’articulation, parfois étonnamment claire, et robustesse du développement, n’hésitant guère à magnifier la frappe d’une aura toute beethovénienne. Dans la redondance du Moderato et des échos qui semblent devoir en moduler à l’infini les motifs, Luisada invite une élégante sévérité d’où sourd une mélancolie discrète, sans nuire toutefois à l’élévation du chant dont s’impose, si brièvement que ce soit, la subtile ciselure. Avec un soin admirable, il ménage à l’Andante une couleur complexe qui mêle ardeur et timidité, ce qui ne renie en rien l’héritage mozartien de cette page, par-delà ses aspects les plus trapus. Mieux encore que dans la précédente, l’artiste s’y révèle bon chanteur, profitant du Lied qu’il sert habilement et sans trop gagner la lumière pour autant. On a souvent pointé du mot l’aigu disgracieux des instruments de cette facture : sous ces doigts, et vraisemblablement grâce au réglage dispensé, ceux-ci jamais ne claquent – on s’en réjouit !

À l’automne 1828, Schubert achève sa Sonate en si bémol majeur D.960, deux mois avant que l’emporte une fièvre typhoïde ayant facilement raison d’un organisme déjà violemment attaqué par le ravage conjoint des inutiles traitements mercuriels et de la grande dissimulée – les Italiens l’appelaient mal français, les Espagnols la désignaient par mal napolitain et ainsi de suite, chaque peuple d’Europe rejetant sur le voisin la responsabilité du fléau, jusqu’à l’apparition de la pénicilline, en 1940. Une rondeur bénie ouvre le Molto moderato, amené dans une respiration généreuse qui en désigne l’absolu désarroi, voire l’éventuel désespoir, où adroitement dessiner son instabilité harmonique. Le raffinement apporté aux figures instrumentales glisse comme geste évident, loin des crispations décidées par des approches plus expressionnistes. La rupture, c’est dans la précision de la frappe que le pianiste la cultive, plus encore que dans la nuance : entre des attaques moelleuses et des sècheresses sans appel, le contraste signale assez les essentielles contradictions du propos musical. Loin de se pâmer dans quelque complaisante morosité, l’égrènement de l’Andante sostenuto atteint au tragique dans son insistance. Réponse nue à la complexité du chapitre précédent, ce lamento s’enfouit dans une dynamique infiniment travaillée où renaît un lyrisme qu’on pourra dire insensé dans si funèbre climat. La partie s’éteint comme l’on s’épuise. Dans une réserve émouvante, Luisada évite de doter le Scherzo d’un optimisme qui semblerait absurde : un souvenir s’y déploie, dans une tendreté de sourire d’où tout bonheur est exclu. De fait, l’opiniâtreté de l’accentuation fait douloureusement intrusion dans la souplesse de la nostalgie générale. À l’instar de l’Andante, le final, Allegro ma non troppo, accuse un caractère insistant sur lequel le talent de conteur de Jean-Marc Luisada prend appui, déclinant la grammaire romantique avec une sensibilité bien à lui.

BB