Chroniques

par laurent bergnach

Maurice Ohana
pièces pour guitare

2 CD Skarbo (2022)
DSK 1220
Le guitariste Olivier Pelmoine joue Ohana, avec six ou dix cordes

Il y a bientôt vingt ans, Édith Canat de Chizy et François Porcile publiaient une biographie de Maurice Ohana (1913-1992), laquelle explorait plus d’une cinquantaine d’entretiens du natif de Casablanca – dans un Maroc alors sous protectorat français. L’un d’eux révélait l’influence du musicien gitan Ramón Montoya que le compositeur approcha en 1936, comme jeune pianiste, lors d’une tournée à trois avec une célèbre danseuse dite La Argentinita : « lui m’a appris un tas de choses sur la guitare : ce jeu rasguedo, ces raclements féroces qui abolissent le sentiment de diatonisme et d’accords et qui donnent une espèce de densité sonore où toutes les harmoniques sont présentes. Et puis les attaques, des percussions, bref il libérait la guitare complétement et c’était extraordinaire » (in Maurice Ohana, Fayard, 2005) [lire notre critique de l’ouvrage].

Le concerto Trois graphiques pour guitare et orchestre domine le premier disque du programme proposé par Olivier Pelmoine – fondateur du duo Cordes et Âmes et de l’association Cordes d’Or, notamment. Après un projet avorté avec l’Uruguayen Abel Carlevaro (1916-2001), Ohana poursuit avec Narciso Yepes (1927-1997), commanditaire et dédicataire qui le présente à Londres, le 20 novembre 1961. Chacune des parties s’appuie sur un rythme spécifique du flamenco (farruca, siguiriya, buleria), mais les fioritures attenues font place à une volonté d’épure annoncée par le titre. Pour son arrangement de l’opus, Olivier Pelmoine a choisi la percussion (David Joignaux, Romain Robine) et le piano (Caroline Cren). Ce choix n’aurait pas déplu à Ohana, lequel avait veillé à l’affinité des timbres dans l’orchestre pour ne pas écraser l’instrument soliste, et, plus généralement, élevait la percussion au rang du quatuor à cordes. Les contrastes dynamiques de l’œuvre sont mis en valeur, ainsi que son côté processionnaire et oriental.

« Lorsque je me suis intéressé à la guitare, rappelle Ohana, un an avant sa disparition, j’ai constaté qu’elle était à la fois à la mode, et dans une impasse : c’est ainsi que Segovia dans les années vingt et trente, commandait aux compositeurs des œuvres fondées sur un style-pastiche […]. » (ibid.) Pour faire évoluer le répertoire, il fallait reconsidérer la lutherie, et l’auteur de Trois contes de l’Honorable fleur [lire notre chronique du 30 mars 2007] songe alors à la guitare à dix cordes apparue aux XVIe et XVIIe siècles, source de nouvelles harmoniques et résonnances. Les courts Tiento (1957), à l’écriture modale mystérieuse, et Anonyme XXe siècle (1988), propice à la rêverie grâce à l’apport d’une deuxième guitare (Delphine Coulon), complètent le premier CD avant que le second ne fasse honneur à cet instrument augmenté.

Le bref Estelas (1977) y côtoie deux suites d’importance. Avec son titre emprunté à l’une des gravures de Goya à former les Caprices (1799), Si le jour paraît… (1974) explore l’espace sonore, nourrie de la fréquentation assidue des Études de Debussy – l’un des deux musiciens, avec Chopin, à avoir éveillé la conscience d’Ohana. Entre un début assez solennel et un final apaisé, l’agitation règne (bouillon, ricanement, carillon, etc.), axée sur 20 avril (planh), une déploration en hommage au militant communiste Julián Grimau (1911-1963), exécuté par les franquistes. Alberto Ponce en propose les sept parties à La Rochelle, tout comme il revient à Luis Martin Diego de jouer, à Rome, les quatre de Cadran lunaire (1982). Le dédicataire y apprécie « les modes de jeu issus du flamenco, jusque là considérés comme tabous par la vieille garde des guitaristes, fidèles à une esthétique prétendument raffinée, en fait quelque peu surannée et sclérosée » (ibid.). Comme souvent avec Ohana, la sauvagerie se mêle au chatoiement, raison de notre affection pour ce créateur.

LB