Chroniques

par laurent bergnach

Péter Eötvös
Paradise reloaded (Lilith)

1 CD Budapest Music Center Records (2016)
BMC CD 226
Gregory Vajda joue Paradise reloaded (Lilith), un opéra d'Eötvös (2013)

Au début de la nouvelle qui donne son titre au recueil Lilith (1981), Primo Levi déclenche une forte averse qui transforme en boue le sol d’un camp de concentration. Deux jeunes gars se mettent à l’abri, c’est-à-dire le narrateur et un menuisier juif polonais dont l’italien lacunaire « consistait principalement en bribes de livrets d’opéra ». L’arrivée d’une jeune femme à l’indolence provocante, qui refait ses tresses en chantonnant, provoque chez le second le souvenir de la toute première compagne d’Adam, pétrie dans une même argile, tel un Golem informe :

« C’était une créature à deux dos, l’homme et la femme déjà unis ; puis [Dieu] les sépara en deux, mais ils étaient impatients de s’unir à nouveau, et voilà Adam qui demande aussitôt à Lilith de se coucher par terre. Mais Lilith ne voulut rien savoir : pourquoi devrais-je me mettre dessous ? Ne sommes-nous pas égaux, deux moitiés de la même pâte ? Adam chercha à user de la contrainte, mais comme ils étaient aussi de même force, il n’y parvint pas et finit par demander secours à Dieu : c’était un homme lui aussi, il lui donnerait raison. Et en effet Dieu lui donna raison, mais Lilith se rebella : ou les mêmes droits, ou rien ; et comme les deux hommes insistaient, elle blasphéma le nom du Seigneur, fut changée en diablesse et partit dans les airs comme une flèche pour aller s’établir au fond de la mer » (Liana Levi, 1987).

Depuis Die Tragödie des Teufels (Munich, 2010) [lire notre chronique du 12 juillet 2010], Péter Eötvös est fasciné par cette figure féminine, frondeuse et bannie. Elle revient dans Paradise reloaded (Lilith), un opéra en douze scènes créées durant le festival Wien Modern (Autriche), le 25 octobre 2013, sous la direction de Walter Kobéra. Le compositeur, son épouse Mari Mezei et le librettiste Albert Ostermaier livrent une histoire où la virile Lilith, ayant conclu un pacte avec le Diable, veut reconquérir Adam et éliminer Eva, l’épouse soumise, geignarde et infantile.

« Dans mon opéra, il ne s’agit pas d’égalité entre l’homme et la femme, mais d’envisager comment se seraient développé les structures de notre civilisation dans l’hypothèse où le rôle de la mère primordiale aurait été dévolu à Lilith, et non à Ève », explique le créateur de Der goldene Drache [lire nos chroniques du 18 juillet 2016 et du 4 juillet 2014]. Pourvu d’un titre anglais, le livret en langue allemande (reproduit ici sans traduction) permet de suivre le premier des hommes confronté à des visions du futur puis à l’annonce d’une double maternité encadrant une proposition de meurtre – « Du musst Eva für mich töten ! » (Tu dois tuer Ève pour moi), ordonne le rôle-titre en tendant un couteau.

Comme souvent, la musique d’Eötvös éblouit sans peine. Son écriture vocale, exubérante, exigeante et folâtre, est portée à merveille par une dizaine de chanteurs : Annette Schönmüller (Lilith), Rebecca Nelsen (Eva), Holger Falk (Lucifer), Eric Stoklossa (Adam), Gernot Heinrich, Andreas Jankowitsch, Michael Wagner (Anges), Avelyne Francis, Christina Sidak et Anna Clare Hauf (chœur). De même que les musiciens du Magyar Rádió Szimfonikus Zenekara (Orchestre Radiosymphonique Hongrois) fort bien guidés par Gregory Vajda, ils profitent au mieux d’une prise de son excellente, réalisée en janvier 2014 au Studio 22 de la radio hongroise.

LB