Chroniques

par bertrand bolognesi

Péter Eötvös
Shadows – Atlantis – Psychokosmos

1 CD Budapest Music Center Records (2002)
BMC CD 007
Péter Eötvös | Shadows – Atlantis – Psychokosmos

L’activité de compositeur de Péter Eötvös s’est enfin imposée, ces dernières années, alors qu’il est resté longtemps, pour la plupart des auditeurs, un excellent chef d’orchestre, appelé à trente-quatre ans par Pierre Boulez pour diriger l’Ensemble Intercontemporain au concert inaugural de l’Ircam en 1978. Il serait pourtant malaisé de découvrir dans son existence une période où il n’aurait écrit de la musique, sachant qu’il avait commencé à le faire dès l’enfance. Remarqué par Zoltán Kodály qui l’accueillera à l’Académie Franz Liszt de Budapest, il saura répondre aux normes stylistiques dictées par le régime d’alors, et s’évadera en concevant de la musique pour le cinéma, seule possibilité d’explorer les trouvailles d’Europe occidentale en échappant à toute censure – pourquoi contrôlerait-on la musique non sérieuse ? Eötvös est adolescent, et expérimente dans ce laboratoire inattendu ce qui peu à peu constituera sa personnalité de musicien. C’est sans doute là qu’il acquière ce sens aigu du théâtre, qu’il s’applique dans le découpage en séquences ou dans l’élaboration de climats, qui lui vaudra en 1998 un retentissant succès avec ses Trois sœurs, adapté de l’œuvre de Tchekhov.

Si avant cet opéra, Péter Eötvös était surtout connu de la profession et des spécialistes, un public plus vaste a reconnu son travail à cette occasion. Radio France a su programmer un concert monographique dans la Maison Ronde à Paris tandis que Trois sœurs se jouait à Lyon – concert du 18 avril 1998 où l’on put entendre Hochzetmadrigal pour chœur mixte, écrit entre 1963 et 76, et deux œuvres que l’on retrouve aujourd’hui sur le disque publié par BMC : Psychokosmos et Atlantis. Seul l’orchestre a changé, puisque les solistes sont les mêmes : Marta Fabian au cymbalum et le baryton Dietrich Henschel, avec dans les deux cas l’auteur au pupitre. Lors de la reprise des Trois sœurs au Châtelet (Paris), il y a deux ans, la Cité de la Musique accompagnait de façon comparable l’événement par un concert de l’EIC donnant à entendre Steine et Triangel, deux pièces achevées dix ans plus tôt, partageant un sens personnel du rite, et préparant à la future découverte du nouvel opéra, Le Balcon d’après Genet, au Festival d’Aix-en-Provence l’été suivant. Alors que le Capitole de Toulouse s’apprête à reprendre ce spectacle en janvier 2004, la Cité de la Musique et Radio France s’associent pour proposer en mai prochain un cycle de concerts autour de la personnalité et du travail d’Eötvös grâce auquel on entendra Chinese Opera, Jet Stream, Zero Point, Replica, Korrespondenz et le Psaume 151 du maître, mais aussi la musique tzigane, du Bartók, du Varèse, et un peu de jazz. Il était temps !...

Écrite en 1995 sur des vers de Sándor Weöres dont l’œuvre inspira tant Kodály que Ligeti, Atlantis est construite en trois mouvements. La légende de la chute de l’Atlantide laisse entrevoir celle de l’homme, même si celui-ci ne sombre pas, car Eötvös aime à demeurer optimiste toujours ! Et si le désastre d’aujourd’hui allait aider l’artiste à nourrir l’homme de demain ? Cet enregistrement, pris à Cologne lors du concert du 17 novembre 1995, bénéficie de la fiabilité des musiciens du WDR-Sinfonieorchster-Köln et de l’interprétation sensible de Dietrich Henschel.

Laissons Péter Eötvös lui-même s’exprimer sur la genèse de Psychokosmos : « ...C’était une époque formidable ! J’avais dix-sept ans et Gagarine décollait ; le monde devenait soudain illimité. Inspiré par la théorie du Big Bang, j’écrivis en 1961 une pièce pour piano intitulée Kosmos. C’était un regard sur notre univers sans fin... »

En 1993, avec le recul de près de trente ans, il intériorise son regard, rend introspectif ses enthousiasmes, en quelque sorte. Le cymbalum y est roi, comme bien souvent dans les œuvres du compositeur, et c’était Marta Fabian qui en assumait parfaitement la partie aux côtés du BBC Symphony Orchestra lors du concert du 2 juin de la même année, à Essen, ici gravé.

Enfin, c’est par le live de la création de Shadows par le flûtiste Dagmar Becker, Wolfgang Meyer à la clarinette, le Südwestfunk Sinfonieorchester, dirigés par Hans Zenderen mars 1996 à Baden-Baden, que s’achève ce très beau disque. Dix vents dialoguent avec leurs ombres : les bois y sont celles de la flûte, les cuivres celles de la clarinette, divers jeux se répondant au sein des percussions, avec un célesta savamment utilisé, et l’ensemble lui-même s’entoure des entrelacs d’une délicate et géniale spatialisation. Les propositions de chaque instrument ou groupe d’instruments se prolongent en des commentaires partagés, des distorsions, des développements, ou au contraire des fragmentations, accumulant un nouveau matériel, ombre du premier, qui génère lui aussi des ramifications jusqu’à devenir ombre lui-même et ainsi de suite. Le premier mouvement fait figure de brève exposition, comme une présentation des rôles, pour ainsi dire, la flûte s’autoproclamant soliste alors que la clarinette suit son ombre (le piccolo) en y opposant une riche ornementation. Les percussions viennent porter la distribution et l’équilibre initiaux à un nouveau degré de projection (créant ainsi l’ombre des ombres, etc.), dans le second mouvement, nettement plus rythmique. Enfin, après une sorte de prélude des cordes, le troisième mouvement s’achève sur une cadence très étirée des personnages timbriques de départ, grosse caisse et célesta venant conclure un effilochage tout en demi-teinte. Cette œuvre est étonnement séduisante, invitant l’auditeur qu’elle encercle à voyager avec le son, d’une façon très jouissive.

Voici le disque idéal pour quiconque désirerait aborder l’univers de Péter Eötvös, que l’on pourra approfondir par l’écoute de son Œuvre pour voix disponible chez le même éditeur, de l’opéra Trois sœurs paru chez Deutsche Grammophon, et de sa musique électronique.

BB