Chroniques

par laurent bergnach

Piotr Tchaïkovski
Евгений Онегин | Eugène Onéguine

1 DVD Opus Arte (2012)
OA 1067 D
Eugène Onéguine, opéra de Tchaïkovski

En mai 1877, la chanteuse Elizaveta Lavrovskaïa propose à Piotr Tchaïkovski (1940-1893) de mettre en musique Eugène Onéguine, le célèbre roman en vers d’Alexandre Pouchkine paru en épisodes entre 1825 et 1832. Tandis qu’il réfléchit à la mise en musique de la « scène de la lettre » de Tatiana – cet élan du cœur qui fait fi de l’étiquette, en cette fin du XVIIIe siècle –, le créateur d’Oprichnik [lire notre critique du CD] songe également aux courriers passionnés d’Antonia Milioukova qu’il reçoit depuis peu, une ancienne élève du Conservatoire de Moscou, « réputée nymphomane » selon certaines sources. Occultant sa véritable orientation sexuelle, le pré-quarantenaire propose à la jeune femme de l’épouser quatre jours après leur rencontre. « Nul homme ne peut échapper à sa destinée », écrit-il avant un mariage qui sera bien évidemment une catastrophe. Organisés pour fuir le foyer dès la fin de l’été, des voyages en Europe conduisent Tchaïkovski dans un sanatorium suisse où sont achevées ces « scènes lyriques en trois actes et sept tableaux », au printemps 1878.

Le 29 mai 1879, la création confiée au Théâtre Mali (Moscou), avec les étudiants du Conservatoire et le chef Nikolaï Rubinstein, recueille un succès limité. Heureusement, la version révisée va conquérir le public après les représentations de janvier 1881 au Théâtre Bolchoï (Moscou), puis celles de l’automne 1885 au Mariinski (Saint-Pétersbourg). Co-auteur du livret avec Konstantine Chilovski, à qui il confiait « succombe[r] à l’envie d’écrire cette musique comme à une force d’attraction irrésistible », Tchaïkovski assoit définitivement sa renommée.

Quelques années après avoir ouvert le Holland Festival avec Lady Macbeth de Mzensk, Mariss Jansons trouve aujourd’hui en Stefan Herheim un partenaire plus inspiré que le fut Martin Kušej [lire notre critique du DVD]. Si l’on dit souvent que la jeune campagnarde devenue princesse est le personnage central du roman – auquel, d’ailleurs, Tchaïkovski avoue s’identifier –, le metteur en scène redonne toute sa place au rôle-titre qui paraît dès le lever de rideau pour vivre la souvenance d’un l’homme de vingt-six ans, dans une nostalgie digne de Die tote Stadt [lire notre critique du DVD]. Élève de Götz Friedrich, Herheim défend la théorie du « triple temps dramaturgique », et mêle avec bonheur clins d’œil dosés (cosmonautes et sportives médaillées) et sous-entendus que ne permettrait pas une lecture réaliste (Onéguine sortant du lit où s’était couché Grémine peu avant), en jouant sur la présence de vitres et de miroirs. Pour sa part, Jansons profite d’une pâte onctueuse et généreuse, offerte par le Koninklijk Concertgebouworkest, qu’il sculpte avec nuance, détail et précision.

Dirigés avec soin, de solides chanteurs défendent également ce théâtre de projections sentimentales, produit par De Nederandse Opera en juin 2011. Bo Skovus (Onéguine) conduit sa phrase sans faillir et propose des duos équilibrés avec Krassimira Stoïanova (Tatiana) qui allie puissance, largeur et incarnation talentueuse. De même, Elena Maximova (Olga), au timbre chaud et velouté, forme un couple attachant avec Andreï Dunaev (Lenski), ténor clair plein de santé, particulièrement habité pour son monologue final [lire notre chronique du 8 septembre 2008]. Parfois du bout des lèvres, Mikhaïl Petrenko (Grémine) déploie un chant facile, coloré et impressionnant de profondeur. Olga Sanova (Larina), Nina Romanova (Filipievna) et Guy de Mey (Triquet) ne déméritent pas, faisant de cette sortie audio-visuelle un grand moment d’opéra.

Vivant et animé, le bonus d’une demi-heure passionne de même, qui alterne répétitions variées et réflexions du Norvégien Herheim sur l’interaction entre l’espace et le temps, la psychologie des personnages, la perversion des idéaux (le communisme, l’amour), etc. La scène de la lettre, en particulier, fait l’objet d’explications détaillées, occasion d’expliciter son but principal : « clarifier la partition avec une mise en scène logique pour qu’on commence à voir la musique ».

LB