Chroniques

par laurent bergnach

récital Anne de Fornel
Baines – Boulanger – Chaminade – Cras – Enesco

1 CD Hortus (2016)
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La pianiste Anne de Fornel joue Baines, Boulanger, Chaminade, Cras et Enesco

Estimée pour des travaux sur la Seconde École de Vienne et John Cage, Anne de Fornel l’est aussi pour son art pianistique (perfectionné auprès de Florent Boffard, notamment) qui lui vaut des œuvres dédiées par quelques créateurs dont Borowski qu’elle a enregistré en tant que membre du Trio Steuermann [lire notre critique du CD]. Aujourd’hui, la Franco-américaine joue cinq compositeurs nés dans la seconde moitié du XIXe siècle, sur un Pleyel de concert à cordes croisées (1892), trouvé à l’abandon. Michaël Bargues, Sébastien Jouanne et Cyril Mordant, ses patients restaurateurs, en ont conservé nombre d’éléments d’origine, ravivant des qualités vantées par la pianiste enthousiaste : projection conséquente, richesse des résonnances et sonorité perlée.

Honneur aux dames avec l’aînée du programme, Cécile Chaminade (1857-1944), que berça le romantisme allemand [lire notre critique du CD]. Encouragée à écrire par Bizet, Saint-Saëns et Chabrier, c’est méfiante vis-à-vis de ses contemporains Duparc, Debussy et Ravel que l’ancienne élève de Godard entre dans la guerre. À l’instar de leur titre, les cinq minutes et demie d’Au pays dévasté (1919) se nimbent de désolation, sans atteindre au tragique.

Second prix de Rome en 1908, sa consœur Nadia Boulanger (1887-1979) compose de moins en moins à mesure qu’elle devient une pédagogue légendaire. En 1915, elle fonde avec sa sœur Lili la Gazette des classes de composition du conservatoire, qui permet aux musiciens engagés d'échanger des nouvelles réciproques – l’un d’eux, élève de Louis Diémer, se plaint de « l’affreuse Beauce [où] les demeurent manquent de piano » pour se dérouiller les doigts (N°10, 1er juin 1918). La même année, elle écrit Vers la vie nouvelle (1915), quatre minutes où s'évoque une atmosphère lourde de doute et de découragement, mais qui frémit vite d’une embellie vers laquelle « l’homme marche, confiant, tendre et grave ».

Chez les hommes, commençons par l’aîné, Jean Cras (1879-1932) qui, s’il se disait le maître à son poste d’officier de marine, se peint à l’inverse en artiste soumis à une volonté supérieure, servie avec « l’ivresse de l’humble disciple ». Quattro danze (1917) offre des climats mêlés, fuyants comme des vagues écumeuses, tantôt intimiste ou héroïque, salonard ou exotique. Loin du champ de bataille, George Enesco (1881-1955) sert le pays avec ses propres armes (« ma plume, mon violon et ma baguette »), livrant la Suite Op.18 n°3 (1916) en sept parties, dont sont extraits Choral, page laborieuse qui finit par gagner en lyrisme, et le bien connu Carillon nocturne.

Le benjamin du programme, William Baines (1899-1922), en est aussi le plus jeune défunt. Formé au piano par un père organiste d’église puis pianiste de cinéma, l’artiste se produit avec ses propres compositions avant d’être appelé au combat, dans les derniers mois de la guerre – il contracte alors une septicémie qui le mène à deux semaines d’hôpital. C’est durant une promenade dans la ville d’Haxby (Yorkshire du Nord), en juin 1918, qu’il aurait trouvé l’inspiration pour Paradise Garden (1919), pièce séduisante teintée d’une lumière impressionniste où un motif obstiné suggère sans doute la tranquille immuabilité de l’Éden. Que cette collection nous enchante, à toujours sortir des sentiers battus [lire notre critique des volumes II, IV, V, X, XI, XII, XVI, XVIII, XXIII, XXV et XXVII] !

LB