Chroniques

par nicolas munck

récital Geneviève Strosser
Donatoni – Holliger – Lachenmann – Ligeti – Scelsi

1 CD æon (2011)
AECD 1100
récital Geneviève Strosser (alto)

Geneviève Strosser nous revient au disque, chez æon, après la parution en septembre 2009 (sous le label Kairos) d’un opus consacré à Georges Aperghis en compagnie du saxophoniste Marcus Weiss – Crosswind (alto et quatre saxophones), Rasch (alto et saxophone), Volte-face (alto solo) – et l’enregistrement de Viola, Viola de George Benjamin. Elle propose cette fois-ci quatre partitions pour alto solo – Trema d’Heinz Holliger, Ali de Franco Donatoni, Toccatina d’Helmut Lachenmann et Manto de Giancinto Scelsi – entourant la Sonate de György Ligeti. Organisé sous le double rapport d’une continuité et d’un commencement (Geneviève Strosser parachève du reste son texte de présentation par le célébrissime « ma fin est mon (re)commencement » de Machaut), ce récital est conçu comme une déclinaison des possibilités et potentialités de l’alto contemporain. Flirtant tour à tour avec la virtuosité la plus démoniaque ou avec l’intimité de la naissance du phénomène sonore, cette invitation au voyage acoustique a de plus le mérite de porter au disque des pièces jusqu’alors non-enregistrées (c’est du reste le cas de la plupart des partitions entendues ici, et nous ne pouvons que nous en réjouir).

D’une durée de près de vingt-deux minutes et structurée en six mouvements (Hora Lûnga, Loop, Fascar, Presto con sordino, Lamento et Chaconne), la Sonate pour alto de Ligeti est un agencement de plusieurs pièces composées entre 1991 et 1994. Premier né de la plume du musicien, le court Loop, fait de carrures impaires sur une accélération continue, est le point d’ancrage de ce grand projet compositionnel fortement marqué par l’ébouriffante technique de Tabea Zimmermann (qui se chargera de la création en 1994). Héritière, par certains aspects, de canons formels du XVIIe siècle (sans passéisme nostalgique), d’éléments stylistiques de la musique populaire roumaine, cette Sonate propose, au gré des mouvements, une infinie variété de modes de jeu, de textures changeantes entre microtonalité et sentiment tonal flouté. Œuvre de répertoire qui pousse parfois l’interprète dans ses propres limites, elle impose une maîtrise et une connaissance sans faille des particularités de l’instrument. Franchissant avec aisance et brio les embûches et obstacles laissés par la partition, Geneviève Strosser livre la remarquable étendue de ses qualités interprétatives (à ceux qui en douteraient encore) qui rend merveilleusement compte de l’« étrange amertume » et de l’âpreté boisée que Ligeti voyait (et entendait) en l’alto.

Trema, pièce composée à la fin du mois de mai 1981 (dans sa version pour alto) est le témoin d’une recherche active d’Holliger dans l’« utilisation [et la construction] de différents niveaux temporels sur un seul instrument ». Non axé vers la multiplication de modes de jeu inédits et inouïs, Trema captive l’attention par son renouvellement permanent qui s’effectue en un flux continu et tendu. En opposition à cet « éloge de la continuité » se trouve le diptyque Ali de l’Italien Donatoni (1977). Faits de juxtaposition de figures musicales, ses deux volets se distinguent par des contrastes de tempi et de modes de jeu. Si la première pièce utilise essentiellement doubles-cordes et notes répétées, la seconde exploite plus généreusement glissandos, pizzicati, et col legno.

Initialement écrite pour le violon, la Toccatina de Lachenmann (1986) est ici donnée dans une transcription pour alto réalisée sous l’impulsion de Geneviève Strosser. Plus bruiteuse, « noiseuse » (Helmut Lachenmann se faisant le chantre de la musique concrète instrumentale), cette Toccatina a la particularité d’être jouée, de manière quasi exclusive, avec l’« écrou tendeur » de l’archet. D’un caractère plus improvisé, du moins en apparence, ce « concert de bruit » offre un aperçu supplémentaire du cha(nt/mp) des possibles de l’alto qui n’est plus « instrument » mais médium, « outil de production sonore ». Parfaitement réalisé, cet opus met en avant, peut-être plus encore que les pistes précédentes, l’irréprochable qualité de prise de son et de mixage (Cécile Lenoir, codirection artistique, prise de son, mastering) qui parvient, au moins partiellement, à réduire la frustration d’un auditeur qui souhaiterait le live. Soulignons d’autre part la pertinence du choix d’un enregistrement à l’Espace de projection de l’IRCAM.

Enfin, ce programme discographique se referme (nous conseillons de suivre l’ordre proposé) sur la pièce la plus ancienne, Manto de Scelsi (1957) – titre en référence à la fille de Tirésias, devin de Thèbes. Organisée en trois mouvements, cette œuvre fait entendre, conjointement à la voix de son instrument celle de l’interprète via un texte de la Sybille, déclamé en récitatif à peine chanté. Une fois encore, ce qui pourrait être assimilé à une prise de risque permet à Geneviève Strosser d’affirmer, avec force et conviction, son identité artistique, son investissement et sa place si particulière dans le monde de l’alto contemporain.

NM