Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Guillaume Sutre et Steven Vanhauwaert
Antoine – Boulanger – Kelly – Pfitzner

1 CD Hortus (2015)
712
Sutre et Vanhauwaert jouent les musiciens de la Grande Guerre

Quatre compositeurs font le programme de ce disque, quatre créateurs venus d’horizons si divers que Paris, Liège, Sydney et Francfort. Lorsqu’elle écrit son Nocturne pour violon et piano, en 1911, Lili Boulanger a dix-huit ans (sœur de la pianiste Nadia et fille de la princesse Raïssa Michetskaïa et du compositeur Ernest Boulanger) ; en 1918, une tuberculose iléo-caecale devait mettre un terme abrupt à son jeune talent. Indiquée assez lent, très doux et soutenu, cette pièce brève paraît se souvenir de l’Andante sostenuto de la Sonate D.960 de Schubert, son balancement octavié ressemblant comme goutte d’eau à celui de la Berceuse élégiaque de Busoni – cependant, on ne saurait conclure que l’auteure s’en fût inspirée : Busoni écrivit son opus en 1909 et le rendit publique en 1910, rien ne prouve que Boulanger en eut connaissance. En revanche, l’unique apparition d’une phrase descendante au rythme calqué sur la sensualité du faune rend clairement hommage à Debussy. Guillaume Sutre et Steven Vanhauwaert livrent une lecture élégante de cette page.

De la vaste série Les musiciens et la Grande Guerre éditée par Hortus1, le lecteur voudra bien nous pardonner un abord dans le désordre de ses parutions, qui n’empêche nullement qu’on les suive avec un intérêt croissant. De même en va-t-il de La collection 14-18 présentée par Musique en Wallonie, qui récemment honorait Georges Antoine. Nous retrouvons la Sonate en la bémol majeur Op.3 (1912/18) du musicien liégeois, dans une interprétation très différente de celle signée par Shirly Laub et Jean-Claude Vanden Eynden pour ce label [lire notre critique du CD]. Infiniment nuancé, le premier mouvement impose une fraîcheur délicate, qualité appréciable qui toutefois ne pallie pas le manque de corps de cette approche presque oisive. La mélancolique nonchalance de l’Assez lent demeure confinée, comme souffreteuse, quand le Résolu et animé s’avère presque décoloré. Sans doute garde-t-on trop dans l’oreille l’engagement de l’autre version pour priser celle-ci.

Compositeur ?... Australien ?... Pianiste ?... Anglais ?... Champion olympique d’aviron ?...
Né au printemps 1881 à Sydney dans une famille d’origine irlandaise, Frederick Septimus Kelly grandit en Australie puis dans le Berkshire. On le connut principalement pour ses prouesses sportives (victoires à Oxford, Cambridge, Londres, etc.), bien qu’il fût également instrumentiste et compositeur, vivement encouragé par Ernest Walker2. Mobilisé en 1914, le trentenaire débarque l’année suivante aux Dardanelles. Décoré au combat, Kelly passe quelques semaines à Londres au printemps 1916 ; c’est là qu’il révise sa Sonate en sol majeur Op.3 « Gallipoli », conçue au front3 pour la violoniste hongroise Jelly Arányi Hunyadvári (dédicataire des deux sonates de Bartók et de Tzigane de Ravel, entre autres).

Après la mélodie Shall I compare thee, appréciée dans le récital de Marc Mauillon et Anne Le Bozec [lire notre critique du CD], nous goûtons de cette œuvre aux proportions plus conséquentes la facture héritière d’un passé baroque, surtout dans les deux derniers mouvements. Le premier, Allegro non troppo, qui dessine un thème à la tendre simplicité chorale, doublée d’une humeur toute printanière, se développe avec beaucoup d’esprit, dans une grâce ornée montrant un métier sérieux. Après un robuste insert agitato, sur une basse musclée, la discrète transition piano espressivo amène le retour du motif initial, tout en douceur. L’épisode entier arbore une écriture pianistique volubile, conclue dans des résolutions assez proches de Poulenc, quoique moins audacieuses. Ouverture à grand effet, encadrant une élégie plaintive qui capture l’écoute, l’Adagio con moto propose bientôt une ballade inquiète, Allegretto dolente sur une frondaison ternaire. La figure initiale revient, puis l’Allegretto modulé. Après un « pont » de caractère, noté animato, revient le thème central de l’appel péroré. Comme par épuisement du matériau, deux mesures « distinto, non legato » introduisent l’ultime mouvement, indiqué ground, souvenir des ostinati des consorts de violes anglais du XVIIe siècle – Michael Nyman, vingt ans avant qu’il voit le jour. C’est sans conteste pour cet opus, idéal à la palette de Sutre et Vanhauwaert, qu’on s’attachera au présent CD. Le 13 novembre 1916, à l’âge de trente-cinq ans, Frederick Septimus Kelly tombait dans la Somme.

Saxon par ses parents, Hans Pfitzner, qui naquit à Moscou en 1869, fut musicalement éduqué à Francfort, ville qu’il estimait comme natale. Tour à tour en poste à Coblence, Berlin et Mayence, il devient directeur du conservatoire de Strasbourg en 1908, fonction cumulée deux ans plus tard à celle de patron de l’opéra de la cité rhénane [lire notre dossier les murs ont des oreilles]. C’est là qu’il vit la guerre, et l’aura prestigieuse accordée par le succès de Palestrina, son opéra créé à Munich en 1917 [lire notre critique du DVD]. La défaite allemande, l’effondrement du Reich et le retour de la région dans le territoire français ont raison de cette belle carrière. La pauvreté qui s’ensuivit accentua le caractère emporté et le naturel envieux de cette personnalité fougueuse, toujours en mal de reconnaissance, qui se considérait comme l’unique représentant de la tradition nationale.

Loin du pompiérisme d’autres œuvres de Pfitzner, le premier mouvement de la Sonate en mi mineur Op.27, écrite en 1918, étonne par sa relative légèreté. Bewegt, mit Empfindung (Allegro espressivo) exalte le violon, emphase lyrique sur un papillonnement du piano. Le final, sehr langsam, n’accuse aucun surpoids. Sorte de marche molle, désabusée, dérivée du mouvement précédent, Sehr breit und ausdrucksvoll (Adagio, quasi fantasia) mène un triste chemin vers l’extrême ténuité d’harmoniques précieuses. Enchaîné, l’héroïque Äußerst schwungvoll und feurig est décidément di bravura.

BB

1 notre rubrique présente les volumes Au carrefour de la modernité (II), Prescience conscience (IV), La naissance d’un nouveau monde (V), Concertos pour la main gauche (X), Chant de guerre (XI) et Ombres et lumières (XVIII)

2 Ernest Walker, organiste, pianiste et compositeur britannique né à Bombay le 15 juillet 1870, très engagé dans la création d’œuvres de ses contemporains ; à Oxford où il enseignait, il décéda le 21 février 1949

3 Gelibolu : cité turque également appelée Gallipoli, du grec Kallipolis, « belle ville », dans le détroit des Dardanelles. À la fin du manuscrit, Frederick Septimus Kelly précise « revised copy April 13th 1916begun October 3rd 1915, finished December 31th 1915, Hood Battalion, North of Seddul Bahr, Dardanelles » (version revisée le 13 avril 1916 – commencée le 3 octobre 1915, finie le 31 décembre 1916, bataillon Hood, au nord de Seddul Bahr, Dardanelles)