Chroniques

par laurent bergnach

récital Lore Binon
Crumb – Debussy – Hahn

1 CD Fuga Libera (2017)
FUG 746
Le soprano Lore Binon chante les poètes maudits de Crumb, Debussy et Hahn

Un jour, quelque part, une petite fille joue du violon, avec un son chaleureux autant qu’émouvant… « J’avais cinq ans, confie Laure Binon sur le site qui lui sert de carte de visite, c’était le premier contact avec ce qui allait bientôt devenir une raison de vivre, une prise de conscience en somme ». Plus âgée, elle découvre le plaisir de chanter (Conservatoire Royal de Bruxelles) et le sens de la musique. « Chaque époque musicale nous renseigne sur les mœurs du moment, précise-t-elle, ce qui faisait vibrer ces gens et comment ils vibraient ».

Pour le label Fuga Libera, l’artiste a construit un récital en hommage aux poètes maudits, ceux-là que Baudelaire immortalisa en albatros moqué par le commun des mortels, et qui n’accèdent à la renommée qu’une fois passés dans l’autre monde. Ils se résument ici à une poignée : les Français Stéphane Mallarmé et Paul Verlaine, le Grec Jean Moréas et le Nord-Américain Walt Whitman. Et parmi ceux qui s’inspirèrent de l’amant de Rimbaud, on trouve Claude Debussy, l’aîné du programme (1862-1918). D’Ariettes oubliées, cycle de six mélodies achevé en 1887 et dédié à Mary Garden – Mélisande en devenir (1902) –, plus de la moitié se rencontrent, disséminés, au fil du disque : C’est l’extase et Green, tout d’abord, puis L’ombre des arbres et Spleen, enfin. De même, on trouve éparpillés et désordonnés chacun des Trois poèmes de Mallarmé (1914), mis au monde par la jeune Ninon Vallin à la « voix pailletée d’argent » (Debussy). Si l’on aime la voix tendre et limpide du soprano, expressive au besoin, la pianiste Inge Spinette attire aussi notre attention par un tempo plus rapide que de coutume (Green), une belle articulation (Spleen), etc. Dans Des pas dans la neige (1911), extrait des Préludes, elle parie sur une absence de soleil, sobre et presque effacée, qu’édifie un Steinway 1875 de Chris Maene.

Profitant d’un instrument au son feutré, elle invite la demi-teinte pour quelques-uns des cinquante-trois « poèmes » du Rossignol éperdu (édité chez Heugel, en 1913), issus de Première suite : Les deux écharpes, Portrait, Ivresse, Ouranos et Effet de nuit sur la Seine. Selon Emmanuel Reibel (in Reynaldo Hahn – Un éclectique en musique, Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, 2015) [lire notre critique de l’ouvrage], ce recueil expressif autant qu’hétérogène, bâti au terme de deux décennies, permet de révéler « un lyrisme élégiaque, bien éloigné de toute esthétique mondaine », comme en témoigne l’omniprésence des indications modéré et piano. On y quitte donc le salon pour le journal intime. Du natif de Caracas, on trouve encore ici un bref Allegro appassionato et des mélodies extraites ou non de cycles : Chanson d’automne, L’heure exquise (Chansons grises, éd. 1893), D’une prison (éd. 1896), livrée comme en apesanteur, ainsi qu’Encore sur le pavé… (Les feuilles blessées, éd. 1907), dont le chant dépassionné sert l’aura morbide.

En ouverture, cœur et fermeture de son récital, Lore Binon célèbre un créateur à dix années de son centenaire, George Crumb (né en 1929), lequel écrivit Apparition à la fin du siècle passé (New York, 1981). Du cycle de « mélodies élégiaques et vocalises pour soprano et piano amplifié » – un Yamaha, pour cette section contemporaine –, la soliste choisit quelques extraits au climat nocturne, à l’écriture méandreuse, où la mort est regardée comme rassurante, moteur nécessaire au cycle de la vie. Elle montre ainsi que la Belle Époque put avoir des sursauts jusqu’au seuil de notre ère.

LB