Chroniques

par bertrand bolognesi

récital Quatuor Johannes
Eisler – Webern – Zemlinsky

1 CD Assai (2003)
222472
récital Quatuor Johannes | Eisler – Webern – Zemlinsky

Fondé en 1996, le Quatuor Johannes propose dans son premier disque un programme homogène – en effet, s'ils ne faisaient pas partie de l'École de Vienne, des compositeurs comme Zemlinsky ou Eisler ont de toute évidence une parenté avec son trio fondateur – autant que courageux. Un goût et un ton personnels s'annoncent donc avec cet enregistrement : les jeunes quartettistes emmènent nos oreilles du plus connu (Webern) aux deux autres.

Hanns Eisler est né dans la cité de Bach et Mendelssohn en 1898. De 1919 à 1927, il étudia à la Musikakademie de Vienne auprès d'Arnold Schoenberg qui reconnut – sans toujours l'apprécier – son esprit d'indépendance musical et politique (malgré leurs divergences sur le vieux continent, l'ironie de l'histoire les réunit dans leur exil américain...). Eisler chercha dès le début de sa carrière à s'éloigner de l'héritage sentimentale et romantique de Mahler. Son installation à Berlin en 1924 plutôt qu'à Vienne est symbolique de l'esprit de modernité et de contestation qu'il allait servir (refus de la ville-musée, de la nostalgie de l'Empire, etc.). Il adhère alors au Parti communiste et rejette l'intellectualisation de la musique, et y compris le dodécaphonisme, qu'il estime n'être qu'une laide dégénérescence de la bourgeoisie triomphante. Il restera toujours fidèle à son engagement humain, composant des chants pour les grandes marches populaires et des musiques de scènes pour des spectacles à sujets sociaux. Eisler est vite inquiété par la montée du nazisme, et quitte Berlin pour New York dès 1933. Outre-Atlantique, il développera plus que jamais sa facilité mélodique en composant de nombreuses comédies musicales et en travaillant pour Hollywood. Le sort a donc voulu que celui qui rejetait le monde de l'argent se voit obligé, pour survivre, de répondre aux commandes du pays où l'Argent-Roi réclamait des divertissements légers ! Après guerre, la Chasse aux Sorcières vit en lui un dangereux communiste infiltré sur le pur sol américain – avec la subtilité et la grandeur de vue que l'on peut facilement imaginer – et le chassa purement et simplement du territoire. Il s'installe donc à Berlin-Est en 1948. Il ne faut pas croire pour autant que la RDA devait l'accueillir à bras ouverts comme un défenseur sincère de l'idéal communiste ; au contraire, il est d'abord suspecté d'une contamination capitaliste au contact de l'Amérique, avec la même étroitesse d'esprit que celle qui l'en avait expulsé. C'est à partir de ces années-là qu’Eisler prit un certain recul face au monde politique, avec une amertume parfois difficile. Il écrira cependant l'hymne national de la RDA, Auferstanden aus Ruinen – contrairement à ce que l'on avance souvent, son impressionnante Deutsche Symphonie fut composée avant la guerre –, croyant fidèlement à son idéal tout en ne s'illusionnant plus sur sa prétendue réalisation actuelle, et travailla beaucoup pour Bertold Brecht, au Berliner Ensemble, aux côtés de Ruth Berghaus, Gisela May et Paul Dessau, jusqu'à sa mort en 1962, après des mois de déprime. Son Quatuor à cordes fut composé à New York, en 1937. Une violence contenue le soutient de bout en bout, non sans un certain lyrisme qui rappellera le 4ème Quatuor d’Ernst Krenek (1924). Le premier mouvement est une suite de variations sur une mélodique désolée, proche de la sarabande, pour laquelle le Quatuor Johannes a choisi une sonorité retenue, presque austère, tout à fait d'à-propos. L'Allegro con spirito est peut-être plus proche du Berg de la Lyrische Suite, et cette interprétation lui donne un relief saisissant.

Le présent disque fait entendre ensuite les Cinq mouvements pour quatuor à cordes Op.5 écrits par Anton Webern au printemps 1909 comme un quatuor miniature tout à fait atonal. Son exécution en est ici très soignée, dans un climat, surtout pour les quatrième et cinquième mouvements, proche de celui adopté pour la musique d’Eisler. Enfin, avec le Second Quatuor Op.15 d’Alexander von Zemlinsky, nous découvrons les quatre jeunes gens dans un jeu nettement plus lyrique. L'œuvre fut écrite entre 1913 et 1915, dans les années de maturité, avant que l'auteur dût lui aussi quitter l'Europe pour New York où il mourra en 1942. On doit au Quatuor LaSalle une intégrale des quatuors de Zemlinsky beaucoup moins souple ; ils agissaient quasiment en pionniers, et lorsqu'on sait que Johannes a suivi les enseignements de ce grand quatuor, on en reconnaîtra ici l'appréciable rigueur, fort heureusement relativisée par une couleur sonore très sensuelle. Avec celle, à l'inverse, nerveuse et tragique du Quatuor Kocian, cette version demeurera sans doute une des plus intéressantes.

BB