Chroniques

par bertrand bolognesi

Robert Schumann – Jörg Widmann
pièces pour piano

1 CD WERGO (2010)
WER 6808 2
Le pianiste Fabio Romano joue des pièces de Schumann et Widmann

Il nous l’avait dit qu’il aimait notre gracieux maudit ! « Je voudrais apprendre le français afin de pouvoir lire Baudelaire dans le texte. Les plaintes d’un Icare, en français, ce doit être merveilleux… » [lire notre entretien de juillet 2009]. À vingt-quatre ans, Jörg Widmann écrivit Fleurs du mal qu’il sous-titrait Sonate pour piano d’après Baudelaire. L’invention débridée du poète, vous la retrouverez dans l’inspiration très libre de cette page d’un peu plus de vingt minutes, servie par une forme plus dessinée qu’il y paraît, à l’instar de l’art qui l’a stimulée où se vérifie le paradoxe de faire entrer dans la stricte perfection du sonnet les évocations les plus tourmentées. Un accord sec lance un faux départ, suivi d’un silence cru, mat ; le vrai départ du premier mouvement (de cette œuvre de 1997 qui en compte trois) est une sorte de péroraison obstinée à l’aigu, sur un tempo violent, voyageant comme un chat sauvage dans des frappes très différenciées, au fil d’une accentuation bondissante et jamais systématique. L’insistance est drastiquement tendue, jusqu’à la hargne, parfois, contredite à peine par des « tourneries » cristallines subtilement pédalisées qui, elles-aussi, s’envenimeront. Rien de « confortable » dans ce risoluto plein d’arêtes, pas même la tentative plus méditative en son centre – tant mieux : serait-il « confortable » d’évoquer de si noires délices ?... De ces éthers méphitiques surgit un Adagio fantomatique, flottant ses incises robustes dans une errance hallucinée. Confondant, le relief qu’à cette section médiane ménage Fabio Romano, comme alternant réveils en sursaut et rêveries presque nauséeuses. Soudain, le rythme se radicalise, emparé d’une frénésie plus noire encore qu’aux premiers pas : un bref Presto déchaîné vient conclure cette sonate endiablée. « Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid ! », dit-on de ce pauvre Albatros torturé sans autre but que d’en pouvoir rire.

Cinq ans plus tard, Widmann signe un autre opus pianistique qui, dix minutes durant, se tend sur un fil résonnant, écho d’attaques savamment « désorientées », pour ainsi dire. De fait, tout commence par celle de la caisse même de l’instrument par un méchant coup ! Sont convoquées là relevés brutaux de pédales, doigts sur le bois plutôt que sur la touche, etc. Dans cette Toccata (2002) l’on retrouve l’exigence d’extrême précision et de vivacité, le respect de chaque détail d’écriture révélant peu à peu une virtuosité redoutable dont se joue Romano, mine de rien. La pièce perd sa voix, s’achevant dans la seule percussion, sur la robe.

Parce que Robert Schumann n’est jamais loin dans le piano de Jörg Widmann, ce disque se penche sur deux pages. D’abord les Nachstücke Op.23 conçus à Vienne en 1839, quatre mouvements dont notre interprète n’oublie pas le premier projet de titres auquel finalement Schumann renonça. Ainsi conduit-il le premier cortège dans une lumière blonde, grave mais jamais triste, à la dynamique particulièrement ciselée. Markiert und lebhaft semble se moquer d’un monde fébrilement affairé à quelque inutile fête, bientôt gagné par une inénarrable mélancolie. Cet épisode proprement cyclothymique fait place à une courte ballade emportée qui paraît se refuser toute concentration, de peur qu’elle lui soit fatale, peut-être. La conclusion, Einfach, tente de recoller les morceaux, scandant une méditation cependant toute intérieure, jusqu’à son énigmatique dislocation. Cinq mois avant de tenter de mettre un terme à ses jours, le compositeur, dans un état d’inquiétante confusion mentale, signait l’une de ses dernières œuvres : les cinq Gesänge der Frühe Op.133. Romano en livre le choral initial dans une paix à peine troublée de quelques soubresauts plus appuyés. Belebt, nicht zu rasch fait ici figure de frémissement désespéré, parsemé de ricanements aussitôt contrits, tant l’expressivité du jeu fait sienne l’expression du musicien. Si la troisième partie paraît de prime abord plus heureuse, son incessante instabilité harmonique contrecarre son apparent héroïsme. Le fluide Bewegt trouve enfin la paix, explorée plus profondément par l’ultime mouvement, « décomposé » dans ses contemplations. D’à-propos, la présente lecture de ce Schumann-là accuse un heurt un peu facile, voire caricatural – quand on garde en l’oreille la vacillante tendresse portée par András Schiff sur ces pages…

BB