Chroniques

par david verdier

Sergiu Celibidache et les Münchner Philharmoniker
Anton Bruckner | Symphonies n°6 – n°7 – n°8

1 coffret 3 DVD + 2 CD Sony Classical (2012)
88691952709
Sergiu Celibidache joue Bruckner | Symphonies n°6 – n°7 – n°8

En ce début d'année, trois éditeurs se partagent simultanément l'honneur de célébrer le centenaire de Sergiu Celibidache (1912-1996). C'est l'occasion (inespérée) de retrouver des enregistrements furtivement publiés dans les années quatre-vingt dix mais dans des formats désormais obsolètes (VHS et Laserdisc) et par conséquent d'une qualité toute relative pour pouvoir être pleinement appréciés.

Peu enclin à fixer ses interprétations sur disque, le chef roumain accède ainsi de façon posthume et fortuite à une sorte de reconnaissance ambiguë, puisque détracteurs et admirateurs devront désormais se contenter de ces documents pour statuer sur un art de la direction qui se refuse à toute trace « définitive ». Ce n'est d'ailleurs pas le moindre des paradoxes de la pensée de Celibidache que de rechercher d'un côté le point ultime de mise en place de tous les paramètres de l'interprétation et par ailleurs, dénier tout intérêt à la musique enregistrée pour des raisons qui tiennent à la fois d'aspects techniques et philosophiques… On pourra débuter le visionnage par le DVD Arthaus Musik et la précieuse interview d'une trentaine de minutes qui complète la Symphonie n°4. Le chef explique (dans un français impeccable) à la pauvre Ève Ruggieri, tétanisée par l'émotion, les tenants et les aboutissants de la disparition des épiphénomènes lors de la gravure sonore. Cruel et infiniment savoureux…

Ces bandes sont en quelque sorte le prolongement par le regard du coffret EMI paru très peu de temps après la disparition du maître – l'initiative de son fils de publier ces disques avait soulevé à l'époque un début de polémique chez les tenants du temple. On reste ici dans l'ultime période munichoise de Celibidache, filmée majoritairement à la Philharmonie du Gasteig (Symphonies n°5 et n°6, respectivement 1985 et 1991), la Herkulesaal (Quatrième, 1983) et le Suntory Hall de Tokyo (Symphonies n°7 et n°8, données lors de la tournée de 1990). Signalons en outre que le coffret Sony révèle une luxueuse bande inédite de la Quatrième, enregistrée en 1989 au Musikverein de Vienne. Seuls quelques extraits entrevus dans le documentaire Le jardin de Celibidache pourraient encore laisser espérer d'autres inédits. À ce stade nous ne pouvons que présumer des qualités de l'enregistrement historique de la Septième, enregistrée avec le Philharmonique de Berlin et proposée en support Blu-ray. Dans l'attente de pouvoir visionner ce document, nous ne traiterons donc ici que des parutions Sony et Arthaus Musik.

La première constatation est que la qualité assez moyenne des sources filmées est compensée par un travail de bande-son tout à fait honorable, malgré la limitation imposée par le format DVD. On donnerait ainsi presque raison à la volonté du chef de ne pas confier ses interprétations à des micros tant la compression est sensible par moments et amoindrit le spectre sonore. Ces quelques réserves ne pèsent heureusement pas beaucoup dans le plaisir de (re)découvrir ces documents essentiels et indispensables à tout mélomane. Comme nul autre avant lui, Celibidache saisit Bruckner dans une acception gestuelle unique et magistrale. La communion entre l'interprète et l'instrument dépasse le simple rituel que d'aucuns pourraient éprouver en l'écoutant. Il s'agit bien ici d'une forme hautement spirituelle, mais non dénuée de certains aspects profanes, qui permet à la musique de s'épancher dans sa plus pure expression.

Les documents Sony présentent un Celibidache « iconisé » dans la majesté du geste et de la pose – avec ce moment inoubliable où, après avoir marché péniblement jusqu'à sa chaise, il se redresse soudain et fixe l'orchestre avec une énergie extraordinaire. Les caméras du Suntory Hall s'attardent en plans fixes sur ces moments durant lesquels il semble occupé à contempler la cathédrale sonore qu'il est en train de construire. Les Septième et Huitième symphonies paraissent comme suspendues, sans percevoir rien d'autre que des alignements de colonnes et des retombées d'ogives, dans une conception esthétique de l'art qui ne s'arrête pas à la définition occidentale de la beauté mais touche à la notion orientale de la vérité. Les Quatrième et Cinquième sont les documents les plus anciens mais également les plus symptomatiques de la maîtrise de son style, déjà bien différent du Bruckner antérieur qu'il donnait à Turin (Opus Arte) ou Stuttgart (Deutsche Grammophon).

Les Münchner Philharmoniker sont captés au sommet de leur beauté instrumentale et interprétative, capables en un instant de passer d'une variation de timbre granitique à des densités quasi-végétales et organiques. Sous la direction de Celibidache, cet ensemble s'élève au plus haut rang des phalanges à même de livrer un Bruckner de ce calibre et de cette largeur de plans, à la fois (méta)physique, musicale et spirituelle. On imagine dès lors le défi lancé à ses successeurs de trouver leur voie afin de pouvoir à nouveau jouer du Bruckner avec les mêmes musiciens. S'il ne fallait emporter qu'une image, on ne ferait abstraction de la coda de la Quatrième. Celibidache y est filmé quasi intégralement de face et dirigeant autant du regard que du geste. Le maelström lancinant s'élève imperceptiblement, pénètre la mémoire et les sens jusqu'à l'irruption terminale et ce ciel sonore qui s'ouvre alors que la scène s'efface derrière les colonnes du fond de la Herkulesaal et que tout disparaît. Rideau.

DV