Chroniques

par laurent bergnach

Sergueï Prokofiev
pièces pour piano

1 CD La Dolce Volta (2019)
LDV 74
Le pianiste Florian Noack joue Sergueï Prokofiev

Né à Bruxelles en 1990, Florian Noack apprend la musique dès ses douze ans, auprès de Yuka Izutsu (Waterloo), Vassily Lobanov (Cologne), puis Claudio Martinez Mehner (Bâle). Depuis, le jeune pianiste, qui se distingue dans les concours internationaux, s’attache aux œuvres rares du répertoire romantique et postromantique (Alkan, Dohnányi, Liapounov, Medtner, etc.). Aujourd’hui, il livre des pièces de Sergueï Prokofiev (1891-1953), compositeur découvert à l’adolescence, lors d’une prestation télévisée de Severin von Eckardstein dans le Concerto en sol mineur Op.16 n°2 (1913/1923).

Si certains s’accordent pour reconnaître le peu de personnalité de la Sonate en fa mineur Op.1 n°1 (1907), il en est autrement des Quatre études Op.2, conçues alors que Prokofiev quitte Saint-Pétersbourg pour un séjour à Sontsovka, son village natal, durant l’été 1909. Dans la revue Советская музыка (Musique soviétique), son confrère Nikolaï Miaskovski écrit : « avec quelle joie et quel étonnement on les entend, claires, saines, tranchant sur la mièvrerie, l’anémie et la faiblesse actuelle ! » (in Michel Dorigné, Serge Prokofiev, Fayard, 1994). Certes, les deux hommes sont amis et Miaskovski forcément partial, mais le musicologue français confirme qu’on trouve là des ingrédients essentiels à identifierl’auteur : « une rudesse d’écriture, des martèlements en série, des basses fracassantes, des effets polyrythmiques et des envolées incisives pleines de causticité ».

Entre 1915 et 1917, l’élève de Glière échafaude Visions fugitives Op.22, vingt pièces formant un cycle qui malmène l’ordre chronologique compositionnel au profit de considérations esthétiques. Là encore, un autre confrère s’exprime, soit Francis Poulenc qui déclare : « j’ai toujours adoré cet album de croquis dont aucun n’est indifférent. Passant du sarcasme à la poésie la plus tendre, c’est une manière de résumé des aspects les plus divers de Prokofiev » (ibid.). D’un autre cycle, Contes de la vieille grand-mère Op.31, écrit en mineur lors d’un premier séjour américain, fin 1918, Poulenc assure : « […] il y a peu d’œuvres de piano plus typiquement russes. J’imagine qu’à l’ombre des gratte-ciels, Prokofiev a eu un peu le mal du pays » (ibid.).

De 1909 à 1923, l’auteur de Lieutenant Kijé [lire notre chronique du 12 juillet 2012] livre les cinq premières sonates pour piano d’un qui en comptera neuf. La Sonate en la Op.82 n°6 est ébauchée seize ans après la précédente, à l’automne 1939. Sa création a lieu en 1940, d’abord radiophonique, sous ses propres doigts, puis au concert par Sviatoslav Richter. Sauvagerie et audace rythmiques voisinent rigueur et maîtrise de construction.

Sur un Steinway D-274 aux graves profonds, préparé par Catherine Kuhlmann, le jeu de Florian Noack passionne en beaucoup d’aspects. Quatre études recèle un Allegro brillant mais secret, non entièrement dévoilé par l’interprète qui excelle à rendre le côté quasi-harpistique du Moderato suivant. Dans Visions fugitives, plus musicien que pianiste si l’on peut dire, il apporte nuance et délicatesse à des épisodes inattendus (Allegro tranquillo, Ridicolosamente, etc.). Contes… renforce la conviction d’entendre un as de l’intériorité plutôt que de l’effet, un élégant qui ose frôler l’austérité (Andante assai). Enfin, son approche de la rude Sixième se pare de mystère. Conteur raffiné et mature (Allegro moderato), Noack maîtrise relief (Allegreto) et fluidité, même dans le fragmentaire (Tempo di valzer lentissimo). En décernant à cet enregistrement une Anaclase!, notre rédaction salue les nombreuses qualités de son architecte.

LB