Chroniques

par bertrand bolognesi

Sergueï Rachmaninov
pièces pour piano

1 CD Évidence (2022)
EVCD 085
Album Rachmaninov de Jean-Paul Gasparian, chez Évidence

Après un album russe, il y a quatre ans – Sonate Op.14 n°2 de Prokofiev, Sonate Op.19 n°2 de Scriabine avec ses Études Op.65, enfin Études-Tableaux Op.39 de Rachmaninov –, puis la gravure des Ballades de Chopin [lire notre critique du CD], tous deux parus chez le même éditeur, Jean-Paul Gasparian retrouvait les micros en février 2021, au Salon de musique de la Fondation Singer-Polignac, pour un programme entièrement consacré à la musique de Rachmaninov, à nouveau.

Avec les Moments musicaux Op.16 de 1896, apprécions d’emblée un lyrisme à la fois chatoyant et douloureux, dans une sonorité généreuse à l’impédance sculpturale. La respiration hardiment maintenue de l’Andantino en si bémol mineur (I), d’où surgit une lueur presque pastorale et néanmoins nostalgique que ne contrarie pas la volubilité de la variation, ouvre la voie à la bourrasque plus passionnelle de l’Allegro en mi bémol mineur (II), bourrasque articulée par une pensée infiniment concentrée qui jamais ne démissionne au fil du recueil. Voilà qui déjà invite à penser que ce disque marque un tournant, celui d’une première maturité du jeune artiste que confirme la profondeur introspective distillée dans l’Andante cantabile en si mineur (III), par-delà le tourment tout juvénile encore du Presto en mi mineur (IV) où s’épanouit une dimension plus orchestrale. Au miracle de tendresse si finement cultivé de l’Adagio sostenuto en ré bémol majeur (V) répond l’héroïsme du Maestoso en ut majeur (VI), ultime paysage du cahier qui, pour conjuguer une géographie échevelée, trouve puissant écho dans cette approche généreuse.

Ce programme n’est autre que celui donné par Jean-Paul Gasparian au Musée Guimet, quelques jours avant les prises de son. En ce mois de janvier 2021, les salles de concerts n’étaient plus accessibles au public, des effrois institutionnels de toutes sortes accordant alors ce pouvoir et bien d’autres à une vilaine petite bestiole. Nous avions salué le mérite de la prestation du pianiste qui s’exprimait sur un Steingraeber & Söhne tout-à-fait remarquable [lire notre chronique du 20 janvier 2021]. Si l’on peut aisément imaginer que d’avoir joué ce bel instrument put féconder une approche particulière de la musique du maître russe, retrouver l’expressivité de Gasparian sur un Steinway aux qualités plus attendues permet de mieux évaluer après coup ce qui, alors, appartenait sans doute plus à l’interprète qu’à son médium. Aussi se réjouit-on d’entendre sa rencontre des Prélude en ré majeur Op.23 n°4 (1903) et Prélude en si mineur Op.32 n°10 (1910). Le premier révèle une vastitude confortable, pour ainsi dire, dans un chant qui paraît ne vouloir s’encombrer de rien. Son acception implicitement contemplative infiltre plus certainement encore le second.

C’est par la célèbre déflagration ouvrant l’Allegro agitato de la Sonate en si bémol mineur Op.36 n°2 (1913, révisée en 1931) que débute le CD. Passé ce bref et intense déferlement, l’interprète installe l’auditeur dans un climat plus stable dont avec gourmandise il teste la résistance à la survenue dramatique. Détachant le registre haut tout en soignant l’aura du grave, l’épisode médian ne renonce en rien au luxe de la sonorité, fort ronde et chaleureuse, qui semble dès lors concourir à la sorte de touffeur lasse du caractère. Au plus vigoureux retour des brisements, cette vertu se fait encore pannicule secrète à en courber la superbe. Inversant l’effet liminaire de l’œuvre, le dernier mouvement s’amorce dans une ponctuation calme aussitôt contredite par l’ouragan d’un Allegro molto ici plus essarté dans son propre secours. Point de soupirs pâmés ni d’évanouissements : Jean-Paul Gasparian signe une lecture robustement architecturée qui ne bat point des cils, ce dont témoigne aussi son final de concert. On pourra voir dans la clôture du menu par Vocalise extrait des quatorze Romances Op.34 de 1912 l’application au disque de la tradition du bis à l’issue d’un récital. À l’instar d’Emil Gilels, Gasparian a choisi la version pour piano seul réalisée par Alan Richardson en 1951, parmi les nombreuses adaptations de cette page. Il infléchit son abord avec une indéniable sensibilité, celle d’un artiste que nous suivons avec bonheur [lire notre chronique du 15 janvier 2016].

BB