Dossier

entretien réalisé par bertrand bolognesi
paris – 2 juillet 2007

Susanna Mälkki
portrait d’une cheffe

La cheffe finlandaise Susanna Mälkki a pris les rênes de l’Ensemble Intercontemporain. En amont de la nouvelle saison de la formation aujourd’hui trentenaire, nous avons souhaité la rencontrer. Elle retrace pour vous son aventure avec l’EIC, s’explique sur les orientations et choix musicaux qui lui semblent importants. Elle évoque la création, bien sûr, mais également des répertoires plus anciens.

la cheffe finlandaise Susanna Mällki photographiée par Aymeric Warmé-Janville
© aymeric warmé-janville

Votre rencontre avec l’Ensemble Intercontemporain eut lieu à Lucerne, en 2004. Comment s’est-elle passée ?

Ce fut sympathique dès le premier jour. Nous avions un programme difficile à travailler, entièrement consacré à Harrison Birtwistle. Il y avait Tragoedia, Secret Theater et Rituel Fragment. L’ambiance des répétitions m’a tout de suite plu, et j’étais contente du concert lui-même. Cette prise de contact a donc été positive.

Auparavant, vous dirigiez l’Orchestre de Stavanger (Norvège) ; ainsi êtes-vous passée de l’effectif déployé d’une formation symphonique à un ensemble d’une trentaine de musiciens. Cela implique-t-il des différences dans votre gestique, dans vos relations avec les instrumentistes, dans le regard et la distance, etc. ?

Il y a principalement une grosse différence de répertoire. Je ne jouerai pas les symphonies de Tchaïkovski ou de Brahms avec l’Ensemble Intercontemporain, par exemple ! Mais, pour être objectivement un instrument plus petit, l’EIC n’en est pas moins une organisation nettement plus grande. Paris est une métropole dont la vie musicale est riche et variée, ce qui ne saurait être le cas d’une petite ville de Norvège, vous l’imaginez bien. La logistique de l’ensemble est vraiment importante ; elle implique des plannings, des dates ; en fait, des contraintes plus fortes. Cela dit, lorsque je travaille avec un orchestre symphonique, je sollicite toujours cette flexibilité, cette souplesse qu’ont les formations plus réduites. Elles permettent un travail plus calme sur les détails, souvent vécu comme une sorte de luxe. Mais, musicalement, les grands principes demeurent les mêmes, au fond, que l’on dirige un grand ou un petit effectif.

Très ouverts, vos goûts vous amènent à diriger la musique de Sibelius, celle des compositeurs vivants, mais aussi l’opéra. Il existe des ensembles instrumentaux et des festivals exclusivement dévoués à la musique d’aujourd’hui. Cette nécessaire spécialisation ne vous paraît-elle pas menacer de cloisonnement l’écoute et les publics ?

Ce risque existe, bien sûr, j’en suis parfaitement consciente. Aussi, je crois qu’il est indispensable de chercher une mixité des répertoires. Précisons d’ailleurs que l’EIC ne joue pas que la musique d’aujourd’hui, mais fait entendre les classiques du XXe siècle. Cela permet de laisser entrevoir au public le fil de l’histoire contemporaine. Je sais bien qu’il y a encore beaucoup de travail à faire pour que Ligeti soit perçu comme un classique, par exemple. De fait, l’on dispose à notre actif de certaines rencontres au sein de programmes qui construisent des ponts entre les œuvres et les époques. Aujourd’hui, Pierre Boulez dirige le même soir Berg et Mozart, par exemple. Souvenons-nous qu’au Domaine Musical, il n’hésita pas à faire entendre Monteverdi. Mais, pour proposer des regards croisés de ce genre, l’activité de l’ensemble doit se garder de trop mélanger. Quoi que nous en pensions, il ne serait pas bon que son existence dépende de justifications populistes de ce type. En ce sens, les cross-over ne sont pas souhaitables. Ils sont même contraires à l’ambition artistique.

Le fait de diriger des répertoires différents influence-t-il votre approche ? En d’autres termes, est-ce qu’on aborde d’un œil nouveau un opéra de Puccini après avoir joué Varèse, est-ce qu’on donne différemment une œuvre de Berio lorsqu’on vient de diriger une symphonie de Tchaïkovski ?

Pour bien jouer la musique contemporaine, il est essentiel que les musiciens et le chef connaissent précisément la tradition. La musique doit respirer au regard de cet horizon. Il est donc certain que de passer d’un répertoire à un autre est un atout. À l’inverse, coutumière des œuvres d’aujourd’hui, il est évident que je regarde autrement la musique classique dont les traditions d’interprétation cèdent alors volontiers la place à une approche plus directe et effective de la partition. La partition a toujours raison ; c’est elle qui permet de communiquer directement avec le compositeur. Lorsque je me produisais en tant que violoncelliste, j’ai constaté que jouer une page contemporaine autorisait une relation plus claire avec les notes, tout simplement. On entend souvent des réflexions du genre « On ne peut pas jouer Brahms comme ceci ou comme cela » : si elle se fige dans ce type de principes, la musique meurt. Il est primordial de se libérer de tels poids. Par ailleurs, il est important que les instrumentistes connaissent et maîtrisent les traditions et les couleurs du passé : cela construit la sonorité de l’ensemble. Sans aller jusqu’à jouer Berg avec un son ou une articulation romantique, de connaître bien et de jouer bien ce qui le précède dans l’histoire de la musique permet de faire se rencontrer chaleur et clarté dans l’interprétation.

Dans le cadre des commandes de l’EIC, comment travaillez-vous avec les compositeurs ? Suivez-vous la rédaction de la partition, rencontrez-vous l’auteur ? Comment ça se passe ?

On se rencontre, bien sûr. Pour moi, il est vraiment essentiel, outre que c’est toujours fort enrichissant, de communiquer avec le compositeur, afin de saisir comment servir au mieux sa nouvelle œuvre. Mais je préfère que la partition soit suffisamment bien écrite pour répondre aux éventuelles questions que je pourrais me poser. C’est l’idéal ! S’il me faut, par de nombreux choix, solutionner beaucoup d’aspects plus ou moins problématiques d’une œuvre nouvelle, il me semble que son auteur ne l’a pas vraiment bien pensée. Évidemment, l’on doit souvent préciser comment considérer un point d’orgue, par exemple. Il y a également des ajustements de tempo, notamment quand une vitesse importante a été notée et qu’elle s’avère finalement nuire à la pièce lorsqu’on la réalise. Pour dominer l’équilibre, il est toujours bon d’avoir des oreilles complices placées dans la salle pendant les répétitions, des oreilles qui rendront compte ensuite des effets obtenus afin que l’on puisse corriger en vue d’un résultat plus probant.

Qu’implique le travail avec l’électronique ?

rencontre de la cheffe Susanna Mälkki et du musicologue Bertrand Bolognesi
© tanja ahola

L’électronique en temps réel peut enrichir infiniment le champ compositionnel. Des créateurs comme Jonathan Harvey, par exemple, savent ouvrir la sonorité par ce biais-là. Chez lui, cette intervention ne se trouve jamais isolée. Au contraire, elle fait partie intégrante de sa musique. Cela m’intéresse beaucoup. Je ne connais pas précisément les systèmes et toujours il y a un technicien qui nous accompagne dans ces démarches. Le déroulement d’une répétition est forcément différent. Souvent, les instrumentistes sont prêts, mais il leur faut attendre que la technique solutionne un problème. Le rythme de travail varie. Ce qui est à la fois différent, fascinant et encore assez nouveau pour moi, c’est que la réalisation change énormément et continuellement, parfois même entre la répétition générale et le concert. Alors, une solution ayant été amenée entre temps, il peut arriver que je découvre une sonorité inconnue pendant le soir même de la création d’une pièce, en la jouant. Je ne dis pas que ce soit idéal, car j’aimerais pouvoir contrôler le rendu – c’est la base de mon métier, n’est-ce pas ? Les questions d’équilibre, dans le cadre d’une spatialisation, peuvent échapper à ceux qui œuvrent sur scène, ce qui est assez perturbant. C’est un aspect de ce travail auquel je m’habitue peu à peu. Avec l’électronique en temps réel, le technicien et le chef sont sur un pied d’égalité. Leurs pouvoirs doivent alors se conjuguer pour défendre une œuvre. Mais diriger à l’opéra est également très différent que de conduire un concert d’ensemble.

Durant cette saison 2007/8, vous dirigerez à Paris deux œuvres anciennes : la Symphonie de chambre de Franz Schreker et Le Barde de Sibelius. Dans ces partitions encore peu jouées en France, qu’est-ce qui a retenu votre attention ?

Le Barde est un point d’interrogation absolument fascinant. Cette musique pose une énigme, donne envie de la solutionner mais ne satisfait pas le désir qu’elle suscite. C’est une sorte d’ancienne sonnerie funèbre que Sibelius aurait rendu moderne à travers une conception aphoristique, usant de la confrontation d’une ligne générale à des fragments divers. On ne choisit évidemment pas ce bref poème symphonique pour montrer les qualités d’un orchestre, mais parce que l’on veut explorer une intimité plus secrète. Il révèle un autre visage de Sibelius qui reste encore peu connu du public français, pour les raisons que l’on sait. Nous intégrerons la pièce de Schreker au programme Visions wagnériennes proposé par la Cité de la Musique. Je crois également que l’on pourrait jouer plus souvent cette musique qui est vraiment intéressante par sa manière personnelle d’essayer de faire quelque chose après Wagner. Schreker fait partie de ces compositeurs du début du XXe siècle que l’on a pratiquement oubliés. J’aime son style, comme ceux de Busoni, Korngold ou Zemlinsky. Les thématiques des concerts donnent à l’Ensemble Intercontemporain l’occasion d’aborder un autre répertoire. Mais ce n’est pas son but principal. J’espère pouvoir approfondir ces compositeurs qui nous permettent de mieux comprendre le fil de l’histoire de la musique, et – pourquoi pas ? – au regard de certaines pièces de jeunesse de musiciens connus pour ce qu’ils firent ensuite de plus radical ; je pense à Webern et son In Sommerwind, par exemple, une œuvre incroyablement romantique.

Est-ce que le lyrisme pourrait être le fil conducteur de votre abord de la musique ?

Peut-être pas tout-à-fait le lyrisme, mais l’expressivité, oui, très certainement. Par exemple, nous avons récemment joué Sur Incises de Pierre Boulez à Athènes. Je ne crois pas que l’on puisse parler de lyrisme à propos de cette pièce, et précisément avec son instrumentation particulière, mais, tout de même, ses lignes sonores et son geste musical sont d’une évidente expressivité. C’est une conception complexe et virtuose qui laisse la place à l’humanité. J’aime bien phraser, c’est vrai. Cela me vient sans doute de mon passé de violoncelliste. Lorsque je prépare une pièce contemporaine avec un orchestre symphonique, dont ce n’est pas la mission principale, les instrumentistes commencent d’abord à jouer sèchement, comme si la sonorité de cette musique devait forcément être dure. Il y a un travail à faire sur ce point avec ceux qui n’ont pas l’habitude de jouer ce répertoire, afin qu’ils comprennent qu’au fond, l’approche qu’on en a n’est pas si différente qu’ils le croient. Dans les années cinquante, cette dureté était volontaire, peut-être dictée par un contexte à la fois historique et technique, tout simplement. Ce contexte n’existe plus aujourd’hui.

Vers quels compositeurs va votre goût personnel ?

J’aime vraiment les fous, comme Schumann et Berlioz. Dans le XXe siècle, Bartók me fascine. Mais il est difficile de pointer ainsi quelques noms, car la richesse est dans la diversité. Le grand répertoire symphonique m’intéresse beaucoup. Je ne suis pas une exception, vous savez : tous les chefs aiment diriger la musique de Mahler ! Avec les compositeurs d’aujourd’hui, c’est encore différent. Je remarque que beaucoup d’entre eux se mettent à écrire différemment après qu’ils ont connu le succès. Souvent, les œuvres écrites pendant la jeunesse sont bien construites, fort expressives, parfois un peu extrêmes, mais toujours admirablement concentrées, intenses. Avec une certaine reconnaissance survient une façon moins intéressante de faire de la musique. Ce problème m’inquiète, je l’avoue. C’est celui de la nécessité, tout simplement. Il est normal qu’un compositeur change, évolue. Et l’on peut rencontrer de bonnes surprises après quelques pièces qui furent moins fortes mais qui auront peut-être servi à faire naître autre chose d’aussi nécessaire que cette belle expressivité urgente des premiers opus. Cette urgence, elle est dans tout Berlioz.