Recherche
Chroniques
à deux orchestres
Schreker, Schönberg et Bruckner
Mogador accueille deux formations parisiennes majeures qui, depuis quelques saisons, prirent l’habitude de conjuguer leurs efforts. Si l’Orchestre de Paris joue la Neuvième de Bruckner, c’est son chef qui dirige également les musiciens de l’Ensemble Intercontemporain en première partie de programme.
Perdant son temps en des travaux de révision d’œuvres anciennes qui pouvaient fort bien s’en passer, Anton Bruckner dut interrompre plusieurs fois la composition de sa Symphonie en ré mineur n°9, commencée en 1887 et demeurée inachevée à sa mort en 1896. Fidèle à lui-même, il la conçut en quatre mouvements au sein desquels voyagent les différents types de thèmes d’une façon sans doute moins monolithique que par le passé. Notre perception de ces chemins demeurera à jamais imprécise, puisqu’on ignore comment le thème héroïque aurait évolué dans le quatrième mouvement si le musicien avait eu le temps de l’écrire.
Christoph Eschenbach ne s’y trompe pas : c’est bien une symphonie d’outre-tombe qu’il conduit, soulignant à peine les autocitations fébriles dans un climat de perpétuelle épouvante à la noirceur saisissante. On constate une fois de plus le travail qu’il mène depuis sa nomination à la tête de l’Orchestre de Paris, aujourd’hui parfaitement aguerri au répertoire allemand. S’y entend également la préparation de son Ring, dans la couleur de la masse orchestrale comme dans une certaine façon d’amener de très loin chaque solo. Feierlich, misterioso ne jongle pas avec des nuances d’une subtilité superflue : il est comme taillé dans la montagne, toujours en quête. N’oubliant pas la dédicace « Dem lieben Gott », le chef s’impose dès les premières mesures en grand prêtre d’une cérémonie publique qui reste mystérieusement intime, jouant de l’énigmatique et crépusculaire moelleux des cors, par exemple, et surprend jusqu’au terrible abyme d’une coda dressant une dissonance mahlérienne qu’il n’hésite pas à accentuer. Il aborde Bewegt, lebhaft avec beaucoup de soin, un scherzo grinçant et désespéré qu’il mène dans une régularité obsessionnelle et glaçante. Le contraste est inattendu quand survient le passage central, certes plus lumineux mais excessivement enjoué ce soir, presque réminiscence de ballet tchaïkovskien. L’Adagio final souffre de l’inégalité des cuivres, pourtant en net progrès. En revanche, le relais des bois est magnifiquement maîtrisé, tandis que les cordes développent un grand geste lyrique, fort joliment vibré mais plus sucré que l’indication Solennel le laisse imaginer. Eschenbach ne tient pas sa belle proposition et laisse son inspiration gagnée par le décoratif : c’est dommage, car se profilait une lecture plus élevée.
L’Ensemble Intercontemporain assume la première partie de la soirée, avec un Lied des Waldtaube somptueusement chanté. Tiré des vastes Gurrelieder dont l’orchestration occupait Arnold Schönberg une bonne dizaine d’années, ce Chant du ramier fut adapté pour dix-sept instruments en 1922 et créé par Maria Freund en 1923 à Copenhague – juste retour aux sources : le texte s’inspire du recueil Gurresange, saga de JensPeter Jacobsen, le poète et botaniste danois déjà présent dans plusieurs Lieder de Zemlinsky et de Schönberg lui-même.
Le mezzo-soprano suisse Yvonne Naef sert cette page d’un timbre présent qui développe un chant large, expressif et magnifiquement projeté, jusqu’à rendre évidente la moindre nuance du poème. Le chef choisit une emphase romantique – sa dynamique s’exalte à mesure que la voix prend son envol – qui souligne la nature ambiguë du grand édifice, ni symphonie chantée comme en écrivit Mahler, ni cantate profane, ni opéra wagnérien, mais un peu de tout cela. Les quelques effets relativement théâtraux n’ont donc rien de choquant, bien que l’on soit habitué à des versions plus sévères.
En février 1913, l’intégralité des Gurrelieder était créée par le Chœur Philharmonique de Vienne sous la direction de son brillant chef et fondateur Franz Schreker [photo], compositeur lui-même. Trois ans plus tard, il écrivait sa Kammersinfonie qu’il créerait lui-même en 1917 à Vienne. Christoph Eschenbach et l’EIC font somptueusement entendre les mystères du savant alliage timbrique des premières mesures, diamanté par le célesta et la harpe, sur une lancinante mélopée de cordes. Une fois de plus, Schreker se montre lyrique, parfois dansant, avec ce je-ne-sais-quoi de rococo d’une certaine orientation de l’Art nouveau. Il utilise une formation de chambre pour produire des sonorités infiniment colorées et volontiers capiteuses, achevant sa partition par un accord d’orgue. Seul à savoir produire des textures à la fois proches de Mahler et de Debussy, mais aussi du Webern d’Im Sommerwind, il serait, de même que Korngold mais à titre posthume, largement inspirateur des partitions américaines – et pas uniquement celles pour le cinéma. Bien qu’encore rarement joué aujourd’hui, il semblerait que l’on puisse réentendre quelques unes de ses œuvres (prochain rendez-vous le 15 octobre, avec l’ONF dans Der Geburtstag der Infantin).
BB