Chroniques

par bertrand bolognesi

à la découverte de László Lajtha
conférence d’Emőke Solymosi Tari

Institut Balassi, Paris
- 30 novembre 2012
Emőke Solymosi Tari parle du compositeur hongrois László Lajtha (1892-1963)
© dr

Hommage est rendu ce soir à László Lajtha par l’Institut Hongrois de Paris, à travers un concert du jeune Quatuor Accord [lire notre chronique du soir], précédé d’une conférence donnée par la musicologue Emőke Solymosi Tari qui, depuis une vingtaine d’années déjà, se penche ardemment sur l’œuvre du compositeur. Deux anniversaires se croisent ici, puisque Lajtha décéda le 16 février 1963, il y aura donc bientôt cinquante ans, et qu’il naquit il y en a cent-vingt, le 30 juin 1892. Cet article rend compte de quelques éléments livrés à cette occasion (partant que soixante-quinze minutes ne suffisent guère à évoquer plus profondément László Lajtha).

Connaître la musique de Zoltán Kodály et de Béla Bartók n’induit pas forcément de posséder les clés nécessaires à la compréhension de celle de Lajtha. Voilà un compositeur qui maintient sa facture dans la tonalité et se tourne activement vers la culture française, jusqu’à s’inspirer de certaines tournures de danse. Dès l’enfance, il étudie Debussy dont, sur le conseil de son professeur Bartók, il s’imprègne beaucoup. Il s’attache également à la période baroque et même à la musique ancienne, jusqu’au grégorien. Ce goût lui vient de sa rencontre avec Vincent D’Indy, dans les années 1910. Car à cette époque, le jeune Lajtha (il a vingt ans) découvre Paris et ses concerts, assistant d’ailleurs à la fameuse première du Sacre du printemps (1913). Plus tard, toujours proche de la musique française, il appliquera les enseignements reçus à la parisienne Schola Cantorum au Conservatoire de Budapest. On trouve maintes traces de cet attachement dans ses œuvres, notamment dans des opus vocaux conçus sur des poèmes de la Renaissance française. La peinture de Watteau influence beaucoup sa musique. Il avait d’ailleurs toujours à portée de main une reproduction du tableau L’embarquement pour Cythère (1717) – « il faut dire qu’en ces temps-là, les Hongrois avaient un net besoin de voyager en des mondes intérieurs ! », ajoute d’un sourire triste la conférencière.

Après l’obtention de son diplôme (1913), László Lajtha rencontre la belle Roza Hollós (1894-1990) qui deviendra son épouse. Avec la déclaration de guerre, le voilà mobilisé. Il part au front. Cette expérience lui servirait trente ans plus tard, dans son activité de résistance durant la Seconde Guerre Mondiale. Il est alors très actif, obtenant de faux papiers pour de nombreuses familles juives, alors persécutées, organisant leur refuge, luttant souterrainement contre la déportation. L’homme n’est pas « seulement » un compositeur et grand pédagogue : il possède également un caractère juste et bien trempé dont la pureté ne saurait s’accommoder de compromission. Après la guerre, il vivra quelques temps à Londres où il compose la musique de Murder in the Cathedral, film de George Hoellering d’après la pièce de Thomas Stearns Eliot, une partition qui remporte un franc succès. On lui propose alors d’enseigner à l’Université, mais il préfère retourner en Hongrie. Là s’affirme une deuxième fois l’entièreté de Lajtha : certes, il jouirait d’un niveau de vie nettement supérieur en restant en Angleterre, mais il sait qu’il doit être « à la maison », dans son pays natal, là où sont ses racines, pour écrire son œuvre.

Il rentre donc à Budapest en 1948. Dépourvu de tout opportunisme, jamais László Lajtha ne se liera au communisme hongrois. De ce fait, il y sera nettement moins joué que Bartók et Kodály, mais encore privé de passeport par le gouvernement. Il est considéré comme suspect pour deux raisons : il est issu d’une famille grande-bourgeoise et il garde beaucoup d’attaches en Occident. Les archives de la Sécurité d’État contiennent des notes d’écoute téléphonique. On l’interroge, le harcèle et limite ses ressources. Des années durant le couple Lajtha vivra de la vente de ses biens. N’y tenant plus, le musicien fait une demande d’émigration... qu’on lui refuse. Le régime lui décernera cependant le prestigieux Prix Kossuth, en 1951 : mais c’est l’ethnomusicologue que cette distinction distingue, humiliant ainsi le compositeur qu’elle ne reconnaît pas. Parce qu’il aurait été trop dangereux de refuser cet honneur empoisonné, Lajtha en donnera tout l’argent à des personnalités privées d’une vie décente par ce même régime.

La même année, on l’autorise à fonder un groupe de chercheurs-collecteurs de chants folkloriques. Zsuzsanna Erdélyi y sera sa collaboratrice la plus proche. Il appelle ce groupe L’arche de Noé, parce qu’il n’y réunit que des gens qui connaissent ou ont connu des déboires avec le régime communiste, dont quelques prêtres. De fait, dès ses dix-huit ans László Lajtha commençait une collecte de chants populaires. Il poursuit donc alors une aventure personnelle qu’il développe abondamment, recueillant des chants folkloriques sans faire l’impasse sur ceux dont la destination est religieuse.

Un caractère entier, disions-nous... Les années cinquante sont marquées par la création d’œuvres d’inspiration chrétienne. C’est aussi qu’en 1949, le primat de Hongrie József Mindszenty, cardinal-archevêque d’Esztergom, est condamné à la prison à perpétuité pour haute trahison de l’État. Dans la foulée, Lajtha compose sa Messe Op.50, une provocation ouverte que le pouvoir ne peut pas ignorer, d’autant qu’il ne s’était jusqu’alors jamais montré intéressé par le genre religieux. La partition manuscrite se conclut sur ses mots, mis en exergue de la double-barre finale : « in diebus tribulationis », en ces jours de tribulation… Il signe une deuxième messe en 1952, alors que Mgr Mindszenty est toujours en prison, puis un Magnificat deux ans plus tard, et encore Trois hymnes à la Vierge : autant d’affirmations d’un possible renouveau de la foi comme déclaration de résistance politique.

László Lajtha considérait la France comme sa seconde patrie. En 1955, faisant suite à une lettre de recommandation que Guy Turbet-Delof, alors directeur de l’Institut français de Budapest (de 1947 à 1958), adressait à Florent Schmitt, il est élu membre de l’Académie française – comme son cadet de vingt-cinq ans et compatriote György Ligeti (1998) dont on entendra ce soir le Quatuor n°2. Lajtha prendra le siège de George Enescu qui venait de s’éteindre à Paris. Le gouvernement hongrois lui refusant toujours un passeport, il n’y prononcerait son discours inaugural qu’en 1962 !

En référence directe à l’Insurrection de Budapest (octobre-novembre 1956), la Symphonie n°7 de Lajtha devait s’appeler, selon une lettre du compositeur, L’Automne, voire Symphonie de la Révolution. À la fin du troisième mouvement surgit l’hymne hongrois qu’écrase soudain un accord terriblement brutal qui pourfend la mélodie, symbole évident de l’arrivée de l’Armée rouge. La création aura lieu en avril 1958 à Paris, non sans inquiéter alors les autorités hongroises. L’Institut Français de Budapest propose à Lajtha de devenir son conseiller musical. Cette activité sera pour lui l’occasion de faire connaître la musique de l’Ouest à ses compatriotes.

Voilà une passionnante introduction au concert !

BB