Chroniques

par bertrand bolognesi

Алеко – Франческа да Римини
Aleko – Francesca da Rimini

opéras de Sergueï Rachmaninov
Opéra national de Lorraine, Nancy
- 6 février 2015
Gelena Gaskarova et Alexandre Vinogradov chantent Francesca da Rimini à Nancy
© opéra national de lorraine

Il était grand temps ! Enfin, une maison d’opéra se lance dans Rachmaninov ! Car si, exceptée l’approche par le disque qui ne saurait satisfaire, l’on put entendre ici et là les trois ouvrages lyriques du compositeur russe, toujours ce fut en version de concert. Pour ce faire, l’Opéra national de Lorraine [lire Les murs ont des oreilles] choisit le plus passionnant, à savoir Francesca da Rimini, écrit de 1900 à 1905 puis créé au début de l’année suivante au Bolchoï. Plutôt que de le marier au Chevalier ladre (1904) [lire notre critique du CD] comme ce fut le cas pour la première des deux actes inspirés de Dante, on a préféré le faire précéder par Aleko, opus de jeunesse nettement moins réussi, à l’intérêt cruellement subalterne.

Puisant dans les nombreux contes de Pouchkine, un étudiant du conservatoire moscovite signe, en guise de devoir d’examen de composition, sa mise en musique des Tziganes sur un livret du dramaturge et metteur en scène Vladimir Nemirovitch-Dantchenko, bientôt co-fondateur du fameux МХАТ avec Stanislavski (Théâtre d'art de Moscou, 1897) – vingt ans plus tard, Guglielmo Emanuel et Enrico Cavacchioli en concevront une nouvelle adaptation pour Ruggero Leoncavallo [lire notre chronique du 15 juillet 2014]. Aleko le distingue alors d’un prix de composition. Dans ces années-là, le Tout-Moscou fréquentait restaurants et bistrots tziganes où se divertir comme nul part ailleurs, disait-on. De fait, outre d’y entendre tout un répertoire de chansons à la saveur exotique et d’y déguster des mets épicés, la jeunesse y faisait la fête plus qu’à son tour, rencontrant parfois quelque belle silhouette aux yeux noirs. À ces passions, Rachmaninov ne devait pas échapper, et c’est non sans une certaine bonne volonté qu’il s’y adonna, à en croire le fort beau film de Pavel Lounguine [lire notre critique du DVD].

Silviu Purcărete nous montre les abords d’un cirque rom, avec trapéziste, jongleurs et même grand ours brun, posant ainsi le doigt sur ce qui peut apparenter Aleko aux Pagliacci du Napolitain. Vériste, Rachmaninov ? Il y a bien de ça dans l’outrance de ce théâtre, dans ce drame de la jalousie, en moins appuyé toutefois et en beaucoup plus lyrique. Ici, l’on ne débride pas encore son chant comme Giorgetta, Michele et Luigi (Il tabarro de Puccini, 1918), mais on l’élève dans le souvenir de Tchaïkovski, maître admiré qui venait juste de s’éteindre. Et à parler chant, nous touchons l’élément le plus probant de ce lever de rideau. Le baryton-basse hongrois Miklós Sebestyén campe un Vieux Tzigane attachant dont la conduite vocale retient favorablement l’écoute. Avec un plaisir inchangé l’on retrouve la voix chaude de Svetlana Lifar en Vieille Tzigane, Marta d’Iolanta ici-même il n’y a pas longtemps [lire notre chronique du 7 mai 2013]. Dans le rôle de l’amoureux qui, de sa jeunesse flamboyante, emporte la belle, nous découvrons avec avantage Suren Maksutov, ténor trentenaire né à Tachkent, dont le timbre onctueux et la projection à la vaillance parfaitement canalisée prouvent d’un organe dûment musclé, tout au service de la nuance. Pour la première fois sur une scène française, ce soir, nous espérons l’entendre souvent et dans des parties plus développées. À la Zemfira troublante de Gelena Gaskarova répond Alexandre Vinogradov, dans le rôle-titre, basse présente et veloutée, assassin triste, obtus, comme sans haine – terrifiant.

Aleko [lire notre chronique du 24 novembre 2006] s’achève dans le chœur bouleversant qui bannit le meurtrier ; Francesca da Rimini s’ouvre dans celui des âmes damnées… Alors que le drame individuel interrogeait à sa façon la faille sociale, c’est en scrutant l’Enfer que les poètes entrevoient le couple qui se rendit coupable de lire trop. Après Pouchkine, Dante, mis en livret par Modeste Tchaïkovski. Avec une dramaturgie moins évidente, une intrigue qui se prête assez mal au théâtre, cet opéra s’inscrit dans une modernité inattendue qui donne la parole à la fosse, ô combien élaborée. Ici, l’écriture orchestrale refuse pas de danse et froncements de sourcils, s’ingéniant plutôt à dépeindre la légende dans une singularité méandreuse [lire notre chronique du 21 mai 2010]. Trois décennies après le poème symphonique éponyme de Tchaïkovski (Piotr, bien sûr) et huit ans avant la création des quatre actes anecdotiques de Zandonai [lire notre chronique du 3 février 2011 et notre critique du DVD], Rachmaninov livrait un chef-d’œuvre qui dès ses premiers pas saisit l’écoute.

Au pupitre, Rani Calderón apparaît comme le grand prêtre de ce succès. Premier chef invité de la saison lorraine, il semble avoir tissé un lien ténu avec les musiciens de l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy dont il convoque le meilleur. La ciselure est soignée, le dessin général tendu, la couleur subtile. On connaissait à ce chef bien des qualités [lire nos chroniques du 24 avril et du 22 février 2011], sans avoir pu toutefois constater comment il fait travailler une formation sur la durée. Après à peine trois concerts et cinq représentations de Nabucco, les progrès de celle-ci sont suffisamment notables pour qu’on espère une prise de poste déterminante. Si les artistes du Chœur « maison » offrent une prestation honorable, les solistes ne sont pas en reste. Le Dante caressant de Maksutov, toujours, et le Virgile très stable d’Igor Gnidii préludent à une exécution probante à laquelle seul le ténor Evgueni Liberman ne parvient guère à intégrer son chant, trop d’une seule farine, uniformément vaillant et droit, jusqu’à la monotonie (Paolo). En revanche, les coupables sont bénis, Gelena Gaskarova se révélant pleinement à son aise dans le rôle-titre quand Vinogradov, décidément excellent [lire notre chronique du 22 avril 2014], est un Malatesta d’autorité.

Troquant le camp manouche pour la citerne des ombres, la production de Purcărete peine à promener ses Oscar dans une pénombre laineuse. Si le geste est maladroit d’un bout à l’autre, encore faut-il compter sur le recyclage de certaines figures de la première partie, comme la débonnaire roue du plantigrade en peluche, la Citroën orangée qui, pour finir, perce le décor, etc.

BB