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Chroniques
Бори́с Годуно́в | Boris Godounov
opéra de Modeste Moussorgski
L’automne parisien s’affirme résolument russe ! Entre L’art russe dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’exposition du Musée d’Orsay qui donne lieu à la vaste rétrospective cinématographique Images de Russie, 1908-1930, le cycle Tchaïkovski conduit par Masur à la tête de l’Orchestre National de France, et les classiques – comme La nouvelle Babylone de Trauberg et Kozintsev soutenu par la partition de Chostakovitch [lire nos chroniques du 6 et du 8 décembre 2005] – que la Cité de la musique présente cette semaine, Le nez et L’amour des trois oranges à l’Opéra Bastille qui propose également la reprise du Lac des cygnes de Noureïev pour les fêtes, la présence à Paris de la troupe du Théâtre Mariinski et de Valery Gergiev (qui venait clore mardi soir les représentations de Tristan und Isolde) constitue un événement en soi.
Aussi le Théâtre du Châtelet peut-il s’enorgueillir à raison de montrer les Voyages à Reims, Lac des cygnes,Casse Noisette [lire notre chronique du 3 décembre 2005] et une Soirée Balanchine, spectacles que sa scène emprunte à l’équipe pétersbourgeoise. Et si musique, cinéma et arts plastiques se déclinent actuellement en cyrillique, le théâtre n’est pas en reste, puisque Alain Françon met en scène Platonov (Tchekhov) à La Colline et que le Café de la danse accueille Le manteau (Gogol) dont les marionnettes d’Alain Mollot se sont emparé.
Si l’activité débordante de Valery Gergiev le portait hier au pupitre de l’Orchestre Philharmonique de Radio France [lire notre chronique de la veille], ce concert avec Vadim Repin s’est glissé entre les représentations de Boris Godounov. On connaît les aléas de l’opéra de Moussorgski, plusieurs fois révisé par son auteur, avec l’ajout de l’acte polonais, puis par Rimski-Korsakov et Chostakovitch. Les maîtres d’œuvres de cette production (créée en mai 2002) ont choisi la version originale de 1869, en sept scènes.
Toutefois, la matinée n’est pas la fête souhaitée.
S’il est un ouvrage dont on aurait pu croire qu’il supportât sans pâlir bien des fantasmes de mise en scène, c’est bien Boris Godounov… et pourtant ! Le premier tableau mène sur une place où le chœur, encerclé de ces volumineux rectangles de projecteurs autrement désignés gaufres dans le vocabulaire des stades (lesdites gaufres étant montées sur roues), se débat avec un officier, tant régisseur de meeting rock que belliqueux agitateur étatisé. Le contexte ne se veut pas actuel pour autant, puisque le Secrétaire de la Douma semble aussi bien venir d’une imagerie empruntée au passé russe que d’un monde inconnu, peut-être civilisation imaginaire, et que le peuple revêt des haillons tout droit sortis des toiles d’Arkhipov, Iarochenko, Ivanov, Repin ou Surikov. Par ce biais, Viktor Kramer évoque la répétition de l’Histoire, la vaine lutte pour le pouvoir qui toujours ne fait qu’appauvrir les démunis.
Tandis que la volée de cloches prend tout son mystère dans l’obscurité, le rideau qui ne s’était qu’à demi levé, suggérant le rôle de prologue de l’épisode, poursuit son élévation pour le deuxième tableau, alors que descendent des cintres des colonnes s’ornant de reliefs sous-marins (hippocampes, étoiles de mer, oursins, algues et coquillages), ainsi qu’une gigantesque méduse, tenant de la tiare impériale et du bulbe de cathédrale russe – référence est ponctuellement faite à l’œil du seuil des églises orthodoxes, le regard Pantocrator sur le pécheur – au dessus de Godounov circonscrit en une sorte de robe-cage qui l’emprisonne dans ses crimes, le pouvoir qu’ils lui conférèrent, et jusqu’en lui-même. Les costumes des courtisans usent de matériaux transparents et brillants qui leur donnent l’aspect de crustacées grouillants, la tradition des boyards en robes dorées et chapeaux-tubes étant détournée pour en faire des couteaux de plage. Et c’est dans cet étrange univers aquatique que l’Histoire de l’Empire de Russie (Karamzine) et la pièce de Pouchkine se trouvent transposées jusqu’à la dernière note de Moussorgski.
Alors que, sur l’évocation du meurtre du Tsarévitch, la robe-cage peuplée de petits cadavres devient le prétexte d’une déroutante pyrotechnie, c’est sur des catafalques échoués dans les profondeurs marines que dort le bouillant Otrepiev, qu’écrit le vénérable Pimène et que l’Hôtesse vend ses alcools, symbolisés par de curieux alambics comme autant de tentacules d’anémones. Enfin, une armada de méduses envahit le plateau lors du délire de Godounov (cinquième tableau), on véhicule l’Innocent (юродивый) dans le squelette d’un bulbe (sainteté et intouchabilité dissoutes) devant Saint Basile où roulent les gaufres du début.
C’est sous les longues pattes ciliées d’une araignée de mer qu’agonise le Tsar, le comploteur Chouïski attendant près de la robe-cage d’y enfermer bientôt le prochain souverain – bernard-l’hermite, peut-être ? – pour continuer de régner dans l’ombre. Nous nous garderons de discuter de ces options… Reste que la réalisation en est fort belle, les décors de George Tsypin et les lumières de Gleb Filchtinski révélant des motifs aquatiques dont les couleurs marient les ambiances picturales de Vroubel et de Roerich.
Bien plutôt l’on regrettera l’inégalité de la distribution vocale.
Alexeï Tannovitski est un officier sonore dont l’impact vocal est flatteur, mais qui ne prend guère soin de mener son chant. L’Innocent d’Evgueni Akimov possède indéniablement des moyens, mais l’émission est brutale, la ligne sans nuance, comme habitée d’aucune autre ambition que d’honorer une performance « décibélable ». L’aigu instable et le manque de souplesse d’Alexeï Steblianko, soucis auxquels s’ajoute une absente déconcertante de construction du personnage, desservent Chouïski. En revanche, Irina Mataeva (Xenia) et surtout Maria Matveïeva (Fiodor) campent des enfants non seulement crédibles et attachants mais plus qu’honorablement chantés.
De même saluera-t-on les autres interventions féminines : la Nourrice d’Olga Markova Mikhaïlenko et l’Hôtesse d’Olga Salova, bénéficiant d’une homogénéité satisfaisante sur l’ensemble de la tessiture et d’autant d’évidence à émettre qu’à projeter. Vassili Gerello offre au Secrétaire de la Douma un timbre clair particulièrement bien mené, Vladimir Ognovenko donne un Varlaam tout simplement somptueux (quel luxe d’attribuer un tel personnage à cet artiste qu’on attendrait volontiers dans le rôle-titre), le ténor Oleg Balachov possède la facilité d’aigu et l’ampleur requises par Grigori, et Vladimir Vaneev, avec une voix moins impressionnante que bien des basses qu’on y emploi d’habitude, mais dont il use avec un art remarquable, est un Pimène nuancé, aux aigus exquisément posés, s’avérant passionnant conteur.
Quant à Boris ?
Le timbre est corsé, la voix projetée, mais le grave manque cruellement de corps, la ligne de chant souffre d’une criante absence de legato, occasionnant un Tsar sans charisme dont la mort n’émeut pas. À la décharge d’Evgueni Nikitin : le rôle n’est pas du tout dans sa tessiture.
Fort heureusement, Valery Gergiev sait dès les premières mesures user des timbres avec une grande tendresse, dans une certaine retenue et beaucoup de souplesse. Il développe par la suite une passionnante dramaturgie par une accentuation d’une profondeur inouïe et un fort louable travail des couleurs. De fait, au-delà de la mise en scène, c’est bien lui qui élève l’écoute jusqu’à l’émotion, à la fin du sixième tableau.
BB