Chroniques

par laurent bergnach

Бори́с Годуно́в | Boris Godounov
opéra de Modeste Moussorgski

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 13 juin 2018
À l'Auditorium Bastille, Vladimir Jurowski joue Boris Godounov, version 1869
© opéra national de paris | agathe poupeney

À lire le Britannique Orlando Figes (brochure de salle), Boris Godounov (c.1551-1605) est un homme politique plutôt respectable. Élevé à la cour de Moscou comme pupille d’Ivan IV le Terrible, l’orphelin d’une vieille famille de boyards va coiffer la couronne grâce à la première élection d’un tsar, consécutive au décès des deux successeurs légitimes : Dimitri Ivanovitch (1582-1591), puis Fédor Ier (1557-1598). Soucieux de médecine et d’éducation, ce souverain éclairé sécurise les frontières menacées par les Tatars, renforce les liens avec l’Europe et stabilise l’état de la noblesse par des mesures sur le servage. La paysannerie ne le porte pas dans son cœur, et les vieux clans princiers non plus. Pour Figes, la chose est sûre : « les preuves de l’implication de Godounov dans le meurtre de Dimitri avaient été fabriquées par les Romanov […] ». Pourtant, c’est la légende d’un Godounov infanticide que retient Nikolaï Karamzine (1766-1826) dans ses volumes d’Histoire générale de la Russie, publiés à partir de 1816.

Très critique envers l’autocratie de son temps, Alexandre Pouchkine (1799-1837) y trouve matière à mettre du sang sur les mains des puissants. Sa tragédie est achevée en 1825, mais éditée seulement en 1831, sous une forme censurée. Conseillé par le philologue Vladimir Nikolski – qui, selon certaines sources, participerait au livret avec Ludmilla Chestakova, la sœur de Glinka –, Modeste Moussorgski (1838-1881) s’empare du chef-d’œuvre dramatique pour un opéra conçu entre octobre 1868 et décembre 1869. Mais en février 1871, six des sept membres du comité de lecture des théâtres Impériaux s’opposent à sa représentation. Au début de l’été 1872, Moussorgski achève une seconde mouture de Boris Godounov, donnée en création au Marinskii de Saint-Pétersbourg, le 8 février 1874.

Trente ans après sa présentation Salle Favart, la version originale retrouve l’Opéra national de Paris. Ivo van Hove la met en scène, habitué à réfléchir sur le pouvoir – tragédies romaines de Shakespeare, ouvrages politiques de Mozart, etc. À l’instar du dramaturge Jan Vandenhouwe qui l’épaule ici, le Belge affirme une juste analyse sociétale quand il s’inquiète des révoltes trop fugaces et d’un populisme qui avalise le mensonge – le cadavre de Dimitri fut exposé ; comment croire à l’imposture du moinillon ? Or, actualisée et paresseuse, cette nouvelle production s’avère parfois ridicule, souvent soporifique. Pire encore, des éléments rappellent un Rigoletto calamiteux [lire notre chronique du 11 avril 2016], tels le grand escalier reliant la cave au trône en une métaphore écarlate de l’omnipotence et une vidéo redondante (Tal Yarden) qui ne cerne pas mieux Boris que son propre discours. Seule une chose surprend : l’arrêt sur image durant la tentative d’arrêter Grigori, puis sa sortie tranquille, en manifestation du destin [lire nos chroniques de Das Wunder der Heliane, Macbet, Brokeback Mountain et Der Schatzgräber].

Les chanteurs réunis sont pour beaucoup d’anciens membres de diverses troupes russes (Bolchoï, Marinskii, Mikhaïlovski), dont certains entendus dans La fille de neige [lire notre chronique du 15 avril 2017]. Comme la Maitrise des Hauts-de-Seine, les Orchestre, Chœur et Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris, ils sont guidés par Vladimir Jurowski, un chef que l’on connaît bien dans le répertoire russe – Prokofiev en particulier [lire nos chroniques du 12 décembre 2015 et du 29 octobre 2003, ainsi que notre critique du DVD]. Après une Ouverture paisible, voire champêtre, le climat général est à une tranquillité parfois inquiétante lorsqu’elle devient terne et poussive. Heureusement, dès le mitan de l’œuvre, la tension monte avec les enjeux et la lecture gagne en relief.

Hier encore Abimélech [lire notre chronique de la veille], Alexander Tsymbalyuk défend (en alternance avec Ildar Abdrazakov) le rôle-titre qu’il connaît bien [lire notre chronique du 30 juillet 2013]. Il rayonne par une basse souple, aussi profonde que sûrement projetée. Boris Pinkhasovitch (Chtchelkalov) séduit par un baryton ample et impacté, et Maxime Paster (Chouïski) par une ligne de chant solide, un ténor clair. Agile et incisif [lire nos chroniques du 21 mars 2016 et du 4 juillet 2017], Ain Anger (Pimène) offre de beaux échanges avec l’admirable Dmitri Golovnin (Grigori), vaillant et lumineux, récemment applaudi dans des incarnations dostoïevskiennes somptueuses [lire nos chroniques du Joueur et de L’idiot]. Dans la scène de l’auberge, l’interprétation d’Elena Manistina, mezzo tout en rondeur, plaît davantage que celles d’Evgueni Nikitine (Varlaam) et Peter Bronder (Missaïl). La couleur alerte de Rouzan Mantashyan (Xénia) tranche avec la confidentialité d’Evdokia Malevskaïa (Fiodor), sous le regard d’une Alexandra Dourseneva gutturale (La nourrice). Vassili Efimov (L’innocent), droit et stable, Maxime Mikhaïlov (L’officier), sonore, Mikhaïl Timoshenko (Mitioukha), excellent, et Luca Sannai (Un boyard) complètent la distribution.

LB