Chroniques

par irma foletti

Война и мир | Guerre et paix
opéra de Sergueï Prokofiev

Grand Théâtre, Genève
- 13 septembre 2021
À Genève, Calixto Bieito met en scène "Guerre et paix" de Prokofiev
© carole parodi | gtg

Opéra monumental de Prokofiev [lire nos chroniques des réalisations de Francesca Zambello, de Graham Clark, de Jens-Daniel Herzog et d’Alexandre Titel], Guerre et paix fait son entrée au répertoire du Grand Théâtre de Genève. Calixto Bieito [lire nos chroniques de ses mises en scène de Jenůfa, Fidelio, Boris Godounov, Die Soldaten, Turandot, Lear, Tannhäuser, Carmen, Simon Boccanegra et Die ersten Menschen] réalise une nouvelle production qui s’ouvre sur une vaste salle d’un intérieur bourgeois, avec lustre, tentures rouges et dorures, reconstituée d’après certaines pièces du palais de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg. Cette scénographie fut confiée aux soins de Rebecca Ringst. Le ton est donné dès le démarrage : dans le fond, une fausse glace diffuse à vitesse ralentie les images vidéos d’un accouchement. Les personnages, assis ou allongés sous des feuilles plastique transparentes, sortant de leur chrysalide comme des fantômes qui se réveillent ou des papillons ; chacun déchire son emballage, en commençant par la bouche pour pouvoir chanter. Le prince Andreï s’enduit les bras et le torse de terre et Natacha se donne des coups de poings dans le ventre. On pense d’abord à une grossesse non désirée, ce qui pourrait faire le lien avec le petit film initial, mais bientôt tous les protagonistes, décapotés, s’infligent les mêmes coups, un peu partout sur le corps. Ces gestes font office de chorégraphie au cours du bal, une ambiance Bal des vampires (Roman Polanski, The fearless vampire killers, 1967) sous les lumières rouges réglées par Michael Bauer. La tendance sado-maso est rapidement confirmée par de nombreux actes de violence gratuite, mâtinée de voyeurisme. C’est d’abord le père d’Andreï qui traîne sa fille à terre, habillée comme une gouvernante, les costumes étant à la charge d’Ingo Krügler. Pendant ce tableau où Natacha et son père viennent se présenter au prince Nikolaï Bolkonski, son fils Andreï est vraiment peu concerné, s’essayant à l’escalade sur plusieurs parois de la salle ou marchant en équilibre sur les accoudoirs des divans. Natacha subit aussi des humiliations répétées : Anatole Kouraguine l’étrangle en musique, des hommes la caressent avec cynisme, puis la jeune fille, pieds en sang, marche sur du verre cassé, sous les rires et sourires de l’assistance.

Dans ce décor unique opprimant, on comprend bien que cette société est en totale déliquescence. Mais tout est question de dosage, il faut avouer que l’agitation permanente peut perturber l’attention si l’on veut ne pas perdre le fil de l’intrigue, déjà passablement compliquée avec ses multiples personnages. Lorsqu’on amène des ballons gonflables, tout cet aréopage s’amuse à les faire décoller – certains éclatent d’ailleurs –, puis ce sont les boîtes à pizza qui sont livrées sur le plateau… Dans ces conditions, la scène de l’enlèvement raté de Natacha passe complètement inaperçue et peu détectable pour qui ne connaît pas le livret. La fin de la première partie La paix prépare la seconde, lorsque les convives renversent canapés et fauteuils pour former une barricade de velours rouge.

Après l’entrée en scène, pour partie pendant l’entracte, de chaque choriste par un trou fumant au travers de la paroi qui a été repoussée en fond de plateau, La guerre s’ouvre par un formidable souffle musical et vocal où les forces chorales genevoises donnent toute leur puissance, sur ces premières mesures. La boîte-décor continue de se déconstruire au fil de cette partie, murs et plafonds ondulant un peu avant de se figer. Femmes et hommes se confectionnent des armures et des armes avec l’intérieur argenté des boîtes à pizza. Le peuple russe victorieux apparaît plus tard comme un groupe de touristes aux tenues colorées et à lunettes de soleil. Cet éclatement de l’espace et de l’action colle finalement au chaos et à la folie de la guerre. On pense même à un cataclysme nucléaire ou bactériologique à la vue des personnages tout de blanc vêtus au final, tenant chacun en mains un néon vert.

On sait que l’œuvre contient un très grand nombre de rôles. Vingt-huit chanteurs sont distribués à Genève, certains cumulant plusieurs emplois. Intervenant du début à la fin, le baryton allemand Björn Bürger (Andreï) réalise une formidable performance [lire nos chroniques du 31 janvier 2016 et du 31 janvier 2018]. Le grave séduit et possède de la substance, tandis que les nombreuses extensions vers l’aigu restent maîtrisées. Principalement sollicitée en première partie, Ruzan Mantashyan compose une Natacha de chair et de sang, tout en déployant un timbre sonore et toujours musical. Du côté des ténors, Daniel Johansson incarne un Pierre Bezoukhov porté sur la bouteille, d’abord longtemps assis à terre, la voix portant dans l’aigu suivant un style justement empreint de tristesse [lire nos chroniques du 17 novembre 2019 et du 6 avril 2020], tandis qu’Aleš Briscein est un Anatole Kouraguine redoutablement pervers, à l’aigu éclatant et plutôt métallique [lire notre critique du DVD Dove è amore è gelosia, et nos chroniques du 2 décembre 2006, du 27 avril 2007, du 19 octobre 2008, du 5 juillet 2014, du 30 juillet 2018]. Alexander Kravets, l’autre ténor, s’invite en fin de seconde partie pour jouer un très touchant Platon Karataïev, immobile, dans un total dénuement, en slip fort sale, mains jointes et le regard absent [lire nos chroniques du 25 juin 2006, du 16 mars 2007, du 12 juillet 2011, du 19 mai 2012, du 13 août 2018, du 21 juin 2019 et du DVD Le coq d’or].

Les basses sont parmi les meilleures rassemblées sur cette scène, toutes trois étant dotées d’un impressionnant creux dans le grave : le vétéran Eric Halfvarson (comte Rostov) [lire nos chroniques du 8 juin 2013, du 5 mai 2017 et du 3 juillet 2018, ainsi que nos critiques des DVD Tristan und Isolde, Die Walküre, Götterdämmerung et Guillaume Tell], Alexeï Tikhomirov qui cumule les deux rôles de Nikolaï Bolkonski et du général Béliard [lire nos chroniques du 18 avril 2008, du 4 décembre 2010, du 19 avril 2011, du 21 juin 2013, du 24 janvier 2014, du 28 novembre 2015, du 16 février 2017 et du 3 novembre 2018], enfin Dmitri Ulyanov, magnifique Koutouzov, maréchal seul face à son échiquier pour établir la stratégie guerrière [lire nos chroniques du 14 février 2010, du 13 mai 2016, du 21 août 2017, des 19 avril et 28 novembre 2019, enfin du 31 mai 2021]. Il faut citer aussi, en catégorie baryton, le Napoléon qui se barbouille le visage de rose à lèvres d’Alexeï Lavrov et la voix plus robuste d’Alexander Roslavets en Denissov [lire notre chronique du 11 juillet 2019]. Pour ce qui concerne la tessiture de mezzo-soprano, c’est Natascha Petrinsky (Maria Dmitrievna Akhrossimova, Mavra Kouzminichna) qui émet les graves les plus profonds, parfois à la limite de l’alto [lire nos chroniques du 27 septembre 2004, du 4 novembre 2011, des 4, 5 et 6 février 2012, du 24 avril 2019 et du 26 mai 2021, ainsi que nos critiques des DVD Lady Macbeth de Mzensk, Káťa Kabanová et Lulu]. Lena Belkina (Sonia Rostova) et Elena Maximova (Hélène Bezoukhova) font elles aussi entendre de beaux instruments [à propos de la première, lire nos chroniques du 16 janvier 2016, du 12 septembre 2017, du 25 avril 2018 et du 27 mars 2019 ; à propos de la seconde, celles des 27 janvier et 24 juillet 2007, du 9 mai 2010, du 17 juillet 2019, ainsi que nos critiques des DVD Eugène Onéguine à Glyndebourne et Amsterdam].

Au pupitre de l’Orchestre de la Suisse romande, Alejo Pérez assure une coordination sans failles, tâche parfois peu aisée dans cette mise en scène. On sait le musicien argentin spécialiste du XXe siècle [lire nos chroniques du 11 avril 2006, du 17 octobre 2012, du 16 février 2013, du 17 mars 2015, du 16 octobre 2016, du 15 février 2019 et du 4 février 2020, ainsi que notre critique du CD Franck Bedrossian] et cette œuvre lui correspond plutôt idéalement – à Rome, il a dirigé L’ange de feu de Prokofiev il n’y a guère longtemps [lire notre critique du DVD]. De la fosse se dégage une puissance naturelle, mais sans exagération dans les décibels. Le chef veille constamment à ne pas couvrir les voix, et produit de beaux effets, en seconde partie notamment, lorsque les cordes répondent aux bombardements. Un petit bémol est à apporter à cette belle soirée de première, car le public est loin d’être venu en masse… espérons que la salle sera plus garnie lors des représentations suivantes !

IF