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Демон | Le démon
opéra d’Anton Rubinstein
Bien qu’ayant marqué son temps, Le démon d’Anton Rubinstein, créé à Saint-Pétersbourg en janvier 1875, ne fait plus partie du répertoire d’aujourd’hui. Il faut dire que son succès est resté surtout local. Écrit sur un livret de Pavel Alexandrovich Viskovatov d’après le conte oriental éponyme de Mikhaïl Lermontov, cet opéra en trois actes gagna le Bolchoï de Moscou dès 1879, puis connut une belle carrière russe, s’étendant au XXe siècle dans de nombreuses cités du monde slaves. Jamais il ne devait triompher sur les scènes européennes. Récemment, la proposition de Lev Dodin au Théâtre du Châtelet semble n’avoir pas convaincu [lire notre chronique du 27 janvier 2003]. Depuis, l’œuvre fut entendue à La Monnaie de Bruxelles, sous la battue du jeune et talentueux Mikhaïl Tatarnikov, également au pupitre cet après-midi [lire notre chronique de La fille de neige et de Francesca da Rimini]. Le démon jouit cependant d’un statut particulier, puisqu’il est l’unique des dix-sept opéras (dont quatre drames sacrés) de Rubinstein à être parvenu jusqu’à nous. À Barcelone, il fut précédé au tout début du siècle par Néron – joué à Saint-Pétersbourg en 1884, en langue italienne, alors que le livret de Jules Barbier est en français, ce dont se souviendrait le Théâtre des arts de Rouen le 14 février 1894 en créant enfin l’ouvrage dans sa version d’origine –, avant d’être donné en 1905 par le Teatro Novedades… en italien ! Cette coproduction du Gran Teatre del Liceu et du Staatstheater de Nuremberg est donc une véritable première.
Sous la baguette de Mikhaïl Tatarnikov, à la tête de l’Orquestra Simfònica del Gran Teatre del Liceu, le romantisme du Démon transparaît à chaque instant, sous des influences diverses, comme Weber, peut-être même Berlioz, et les belcantistes de la Botte. Plus qu’avec Rimski-Korsakov, c’est avec Borodine que la partition affirme des affinités. Les couleurs sont à peine folkloristes, sans orientalisme débridé. Mais l’intensité du geste compositionnel, la tension presque constante de la musique de Rubinstein, sont servies par une énergique vigueur, jusque dans les chœurs, particulièrement réussis. Le lyrisme ne passe pas à la trappe, de même que les petits effets diaboliques presque drôles. La tonicité de cette direction fait apprécier une écriture inspirée, quoique relativement conventionnelle, à l’inverse de la mise en scène de Dmitry Bertman qui ne repose que sur une scénographie très esthétique. C’est que la maison mit les bouchées doubles ! Durant près d’un trimestre, ses ateliers ont confectionné une armada de costumes, pour les solistes et pour le chœur, en tout près de deux cents tenues signées Hartmut Schörghofer. Également auteur du décor très spectaculaire, l’Autrichien a placé une grosse boule en tissu dans un énorme cylindre en bois (douze mètres de profondeur, pour une hauteur de neuf mètres et une largeur de treize) dont l’ouverture est bordée de plaques d’aluminium. Il faut saluer la lumière travaillée de Thomas C. Hase, et surtout les vidéos de Torge Möller et Momme Hinrichs (fettFilm), projetées sur cette sphère (paysages tourmentés, œil divin qui juge les hommes, planète, etc.). Dans ce dispositif, que l’on peut comprendre comme un no mans land entre notre monde et l’enfer, a lieu le drame d’un vieux diable naïf cherchant l’amour terrestre. Une magie rudimentaire est au rendez-vous, ainsi que des mouvements chorégraphiques sans intérêt – alors que la production coupe tout le ballet, sans états d’âme ! Mais Bertman ne s’attache pas aux personnages, de sorte que cette scène luxueuse abrite une sorte d’oratorio en costumes. Dommage.
À l’inverse, le rendu musical transporte en paradis ! Les choristes, préparés par Conxita García, brillent dans des interventions grandioses, et l’équipe de solistes force l’admiration. Tout d’abord Asmik Grigorian en Tamara enflammée : la jeune Lituanienne impose un puissant soprano lyrique [lire nos chroniques du 10 mars 2018, du 24 août 2017 et du 22 mai 2011]. Son amoureux, le Prince Sinodal, est tenu par un ténor de vingt-sept ans, Igor Morosov, doté d’un phrasé chaleureux. Initialement écrit pour un mezzo-soprano, le rôle de l’Ange est ici chanté par l’excellent Youri Mynenko qui compose un personnage très fort, aussi bien par la voix que par le jeu [lire nos chroniques de La clemenza di Tito et d’Ariodante]. On retrouve le timbre riche d’Alexander Tsymbalyuk en Prince Goudal – une partie frustrante car elle ne laisse pas le temps de profiter d’une des plus belles basses du moment [lire nos chroniques du 30 juillet 2013 et du 22 juillet 2017].
La tâche dut n’être pas simple pour le baryton-basse Egils Silins : le Démon devait être interprété par Dmitri Hvorostovsky pour lequel ce projet fut monté, que malheureusement l’on perdit prématurément le 22 novembre. Son suppléant ne démérite pas, avec une voix qui porte et une vraie force dramatique. Pour la musicalité, on lui préférait tout de même Kostas Smoriginas à Bruxelles… En tout cas, l’opéra de Rubinstein a enfin retenti à Barcelone !
KO