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Chroniques
Евгений Онегин | Eugène Onéguine
opéra de Piotr Tchaïkovski
Au début des années trente, John Christie entreprend de faire édifier un petit théâtre attenant au domaine de Glyndebourne dont il est héritier, théâtre agrandi à plusieurs reprises. Il engage le chef d'orchestre Fritz Busch et le metteur en scène Carl Ebert qui prennent en main la direction artistique, tandis qu’il gère lui-même les financements. En mai 1934, ce nouveau festival donne sa première édition. Après une interruption entre 1938 et 1946, il poursuit son ambition et sa brillante carrière. Une constellation d'artistes assure la réussite des productions. Des chefs prestigieux s’y succèdent, dont John Prichard, Bernard Haitink, Andrew Davis et, depuis 2001, le jeune et talentueux Vladimir Jurowski, tandis que Franco Zeffirelli, Graham Vick, Nikolaus Lehnhoff, Peter Sellars ou Robert Carsen, entre autres, réalisent des mises en scène inventives.
La présidence du Glyndebourne Festival est aujourd'hui confiée au petit-fils du fondateur, Gus Christie. Épris de modernité, il est néanmoins gardien de l'esprit et de la tradition de l’événement. Cette tradition vivace donne à voir la force d'une ambiance, le spectacle pittoresque et insolite de mélomanes élégants, comme autant d'hôtes invités à une party au château, en smokings et robes du soir, qui profitent des longs entractes pour déballer, non loin des moutons qui paissent en liberté, pique-nique chic sur argenterie et champagne en cristal sur les pelouses.
Si l'opéra de Monteverdi chante dans la passion triomphante dont le duo final Néron-Poppée, fulgurant de beauté amoureuse, est l'apothéose [lire notre chronique de la veille], Eugène Onéguine, deuxième production de l’édition 2008, ouvre un monde qui s'abîme dans une nostalgie infinie, nourrie par cette hypocondrie noire que Tchaïkovski évoque dans sa correspondance, ce pessimisme existentiel né de l'impossibilité de vivre un bonheur partagé.
Inspiré du roman en vers de Pouchkine, qui situe l'histoire dans le cadre de la société russe de 1830, l'œuvre décrit en musiquela confusion des sentiments et les remous psychologiques de héros déchirés. Le romantisme du sujet imprime sa forme à la sensibilité du compositeur et féconde la richesse de son inspiration musicale. Tatiana, jeune fille romanesque et idéaliste, issue de la petite noblesse provinciale, est amoureuse d'Eugène Onéguine, leur voisin à la campagne. Mais ce dandy désabusé la rejette. Par jeu, il fait la cour à Olga, la sœur de Tatiana, fiancée à son ami intime Lenski. Se sentant déshonoré, Lenski provoque en duel Onéguine qui le tue. Il est alors contraint de fuir la contrée. Les années passent… Onéguine retrouve Tatiana métamorphosée en grande dame, épouse du prince Grémine, lors d'une réception donnée par le couple dans leur palais. Il prend alors conscience qu'il l'aime et lui déclare son amour. Mais il est trop tard, elle le repousse, le réduisant au désespoir absolu.
La direction musicale précise, tout en nuances et en subtilités, de Vladimir Jurowski entraîne avec souplesse le London Philharmonic Orchestra à articuler le déroulement dramatique des événements et rendre lisible la cohérence de la narration et l'enchaînement des scènes. À travers cette construction apparaît toute la maîtrise du compositeur et l'élaboration esthétique d'Eugène Onéguine. L'approche d'un lyrisme contenu souligne le climat affectif qui se dégage des personnages, chantés par des voix émouvantes qui dessinent la silhouette psychologique et l'appartenance sociale de chacun. Les formes musicales identifient en les opposant l'univers des hobereaux de province, le monde rural et la grande noblesse russe. Le compositeur alterne tension intime et moments de fête faisant se succéder rondes paysannes, bals aristocratiques, danses à la mode, chants populaires, mélodies de salon, airs comiques du Français Triquet, etc. Le drame a pour décor musical ces différents registres juxtaposés qui contribuent à la magie de l'opéra.
La mise en scène délicate de Graham Vick, dans les décors sobres de Richard Hudson, sert parfaitement l'ambition de Tchaïkovski qui avait imaginé que son œuvre pût se passer de la représentation scénique. Une distribution vocalement équilibrée participe à la réussite de cette production de qualité. Remarquons la prestation pleine de fraîcheur du soprano lituanien Maija Kovaļevska, magnifiquement à l'aise en Tatiana, Madame Larina, sa mère, Marie McLaughlin, sa sœur Olga interprétée par le mezzo-soprano Maria Gortsevskaïa, formée au conservatoire de Saint-Pétersbourg,le baryton slovaque Ales Jenis, crédible Onéguine, arrogant et fragile, enfin le ténor italien Massimo Giordano qui incarne un Lenski d'une touchante présence.
Malgré l'insuccès rencontré à ses débuts, Eugène Onéguine a, depuis, prit place parmi les chefs-d’œuvre du répertoire russe. La mélancolie constitutive des secrets de l'âme slave, enracinée dans le tempérament d'un peuple, tisse ensemble les désirs les plus obscurs et l'épreuve de la réalité à ce point ultime où se consume l'existence des héros de l'opéra.
MH