Chroniques

par bertrand bolognesi

Евгений Онегин | Eugène Onéguine
opéra de Piotr Tchaïkovski

Opéra-Théâtre d’Avignon et des Pays de Vaucluse
- 22 février 2011

C’est une production de l’Opéra de Metz qu’Avignon reprend pour deux représentations, une production signée Claire Servais dont à plusieurs reprises nous avons salué le travail dans ces colonnes [lire, notamment, notre chronique d’Andrea Chénier à Limoges]. Si cette mise en scène semble d’abord s’inscrire dans une conception plutôt traditionnelle évoluant dans un univers stylisé, une option forte s’impose dès le bal des Larine. Ici, monsieur Triquet quitte ses allures de barbon esthète pour se faire agent trouble, caresse les jambes de la jeune fille dont il chante les grâces non sans sous-entendus sulfureux, manie la magie et les feux. Cet inquiétant Triquet-là, qui joue avec un plateau de marionnettes à damner, sera le témoin d’un duel d’amis. Quoi de plus normal que le (anti) héros, ainsi rendu faustien, débarque en Enfer pour le second bal ! La Polonaise s’y fait ballet des ombres, ce qui peut-être induit une extension orphique au personnage. De là à voir une parenté d’Onéguine avec Lenski, le poète ? – et si Lenski était la part bonne d’Onéguine… et si Onéguine était la face cachée de Lenski… Pour n’être pas sans intérêt, ces questions posées à l’œuvre n’ouvrent cependant guère plus grand son univers ; bien au contraire, elles l’encombrent d’une oiseuse métaphysique qui réduit sinistrement ses possibilités expressives.

En se penchant sur le roman versifié de Pouchkine, Tchaïkovski destinait son opéra aux jeunes gens – lui-même compte trente-neuf printemps à la création d’Eugène Onéguine : pas de quoi chercher dans le regard qu’il porte alors vers l’adolescence l’ultime et indécente rachée vieillarde qui inviterait les diaboliques métamorphoses évoquées plus haut. Aussi la distribution avignonnaise s’inscrit-elle tout naturellement dans cette adresse particulière, peuplée de voix fraîches et saines.

L’opulence vocale d’Isabelle Vernet campe une Filipievna cordiale et évidente à laquelle répond Doris Lamprecht en Madame Larine. Outre de se prêter loyalement à la conception inhabituelle du rôle, Christophe Mortagne donne à Triquet l’aura d’une diction avantageusement mordante et d’un timbre luxueusement clair. On retrouve Nicolas Courjal en un Grémine tout élégance et amoureux émerveillement. L’Olga de Marie Lenormand s’avère irréprochable, tandis que l’Ukrainienne Natalia Kovalova livre une Tatiana de feu : charnue, dotée d’un grave puissant à la couleur mâle, cette voix incarne bien plutôt la jeune femme au désir assumé qu’une gamine éthérée. Indéniablement, Florian Laconi possède la lumière de Lenski, mais quelques malséants coups de glotte (rien de déshonorant, loin s’en faut) entachent parfois le phrasé.

Il y a peu, nous entendions Armando Noguera dans The Rape of Lucretia de Britten [lire notre chronique du 20 janvier 2011]. Ces dernières années, le baryton argentin prend ses marques sur la scène internationale, comme en témoignent de nombreuses prises de rôles, ici et là. Voici donc son premier Onéguine, un Onéguine inhabituellement sensuel dès les premiers pas, arborant un je-ne-sais-quoi d’irrésistiblement sympathique. Où est le poseur narcissique qui masque une fêlure suffisamment prégnante pour qu’il ait peur de la vie ? Si cet Onéguine-là a l’air d’un jouisseur heureux, c’est que l’artiste sert honnêtement la vision qu’en affirme Claire Servais. L’on ne saurait donc lui reprocher une louable docilité qui fait cependant mentir certaines répliques – jamais « Mon âme est étrangère à ce destin » fut plus incohérent, par exemple – : il en incombe à la maîtresse d’œuvre plus qu’au chanteur. Vocalement, le charme opère avec un aigu lumineux et riche, une légère fatigue du registre inférieur (à moins qu’il s’agisse des aléas dus au trac ?) n’entravant pas la prestation.

Au pupitre, Rani Calderón, en chef qui sait faire confiance au compositeur, suit scrupuleusement cette partition soigneusement indiquée pour l’époque. Précise et intelligente, sa conduite équilibre minutieusement fosse et plateau, tout en ne dérogeant pas à une salutaire prudence dictée par l’Orchestre Lyrique de Région Avignon-Provence, certes en progrès constant depuis plusieurs mois, mais encore à la traîne. En revanche, le Chœur maison (préparé par Aurore Marchand) offre une sympathique homogénéité à ses interventions.

BB