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Chroniques
Евгений Онегин | Eugène Onéguine
opéra de Piotr Tchaïkovski
Nous avons pu voir plusieurs Onéguine, cette saison-ci, et constater une fois de plus qu’un même ouvrage occasionne mille et une façons de faire. En sa maison, celle de Nicolas Joel résulte de choix qu’on pourrait, un jour d’oisiveté, s’amuser à comparer à d’autres. C’est en tout cas la seule vision qui propose un décor de campagne suggérant, par un arrière-plan montagneux, une situation géographique tangible – comme les contreforts des Carpates ukrainiennes ou les reliefs du Bachkortostan, entre Kazan et la chaîne du Caucase.
Surprendre Madame Larina occupée à faire des confitures génère une ambiance particulière et met en situation une dame qui ne rêvasse pas. La première scène de chœur fait danser un seul homme, ce qui, outre de ne pas occasionner de nuisance sonore, n’appuie pas trop la verve folkloriste de presque toute la production lyrique russe. On change de décor à chaque tableau, ce dont on put perdre l’habitude. Un pan de mur avec fenêtre ouverte sur le clair de lune découpant la silhouette des montagnes vient figurer la chambre de Tatiana. La réaction d’Onéguine à la lettre de la jeune fille a lieu dans un champ de meules opulentes, avec, en perspective, une église en bois toute simple. Il paraît juste, en effet, d’évoquer à ce moment la religion et l’ordre établi. La querelle pendant le bal d’anniversaire devient sérieuse lorsque Lenski brutalise Olga ; Onéguine commence par défendre la jeune fille plutôt que lui-même et son orgueil, ce qui rachète quelque peu le personnage.
Les désormais inévitables tonnes de neige ne seront pas au rendez-vous du duel : ici, les deux hommes se retrouvent au cimetière, dans une brume humide de roman noir anglais – les tombes représentées sont bien russes. Si Lenski enlève ses lunettes avant de se battre, peut-être pour se bien assurer de ne pouvoir viser juste, son ami n’a pas même un regard vers son cadavre. Pour finir, le grand duo de rupture de l’Acte III se passe dans le Palais Grémine en cours de déménagement, ce qui ajoute à la désolation du ratage. Comme quoi l’inventivité n’a pas besoin de torturer l’espace scénique ou de manquer de respect à l’œuvre pour révéler une imagination féconde et rester théâtralement efficace.
Nous ne le dirons jamais assez : Eugène Onéguine n’est pas une partition facile. Les soucis d’équilibre sont souvent de la partie. Le Capitole joue la carte de la « survocalité », pour ainsi dire, convoquant des artistes aux voix larges et puissantes, ce que Tchaïkovski ne prévoyait pas. Au moins, pas de problèmes entre le plateau et la fosse : au pupitre, Péter Feranec assume une lecture volontiers lyrique, contrastée et accentuée, qui entretient d’un bout à l’autre une grasse pâte sonore. Les musiciens de l’Orchestre national du Capitole se montrent moins précis que la veille [lire notre chronique du 10 avril 2003], notamment les altos, mais surtout les contrebasses (début de l’Acte II). Le déploiement de force n’est pas déplaisant, tenu et plutôt bien fait, mais à certains moments on se demande s’il s’agit d’Onéguine ou de fliegende Holländer… Pour le dernier tableau, plus de doute possible : c’est un opéra de Verdi ! Curieux : pas du tout dans le style, mais équilibré, et d’une vraie unité.
Nadine Denizeest dans une forme éblouissante. Sa Larina s’avère avantageusement sonore ; elle bénéficie d’un timbre qui aujourd’hui s’affirme encore plus librement et de l’inestimable présence scénique qu’on lui connaît. L’Olga d’Hadar Halevy n’émet pas tout dans une seule place, ce qui est assez gênant, tout en composant un personnage un peu gauche plutôt intéressant. Le Lenski de Marius Brenciu se montre d’une vaillance exceptionnelle. L’artiste roumain maîtrise parfaitement sa technique et utilise intelligemment un timbre d’une grande richesse. On regrette d’autant plus qu’il donne en force l’air du duel, alors qu’il prend tout son sens dans la douceur (ainsi qu’Andreï Dounaev le démontrait il y a peu à Strasbourg).
Ludovic Tézier a besoin de temps pour homogénéiser sa voix. Il commence un peu engorgé et paraît beaucoup l’assombrir. En la libérant d’un coup dès que le sentiment amoureux vient frapper le personnage, on peut aussi comprendre qu’Onéguine vivant dans le mensonge du cynisme sans courage avait une voix masquée pendant deux actes.Roberto Scandiuzzi (Prince Grémine) possède une basse impressionnante, avec de beaux graves onctueux et portés loin, et des aigus souples et amples, mais ses médiums sont systématiquement pris par en dessous, ce qui risque de faire vite s’effondrer l’édifice. Son air est magistral, mais les dialogues qui suivent ne satisfont pas.
La soirée demeurera dans les mémoires comme adressée aux amateurs de grosses voix, placé dans une mise en scène juste, sensible et bien menée.
BB