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Chroniques
Игрок | Le joueur
opéra de Sergueï Prokofiev
Après le très beau Vin herbé (Frank Martin) vu hier au Studio 24 à Villeurbanne [lire notre chronique de la veille], le festival Héros perdus proposé par l’Opéra national de Lyon se poursuit avec Le Joueur, opéra en quatre actes et six tableaux adapté par Sergueï Prokofiev du célèbre roman de Dostoïevski, entre 1915 et 1917. La Révolution d’Octobre vint en retarder la création, puis le refus de Diaghilev de la produire dans ses tournées. L’œuvre fut rejetée par les nouvelles autorités politiques contrôlant le Théâtre Mariinski devenu Kirov, si bien que Prokofiev, après en avoir abandonné l’espoir, s’attellera plus de dix ans après à réviser sa partition. Mais si ce Joueur-là fut bel et bien représenté à Bruxelles, en langue française, en 1929, il ne verrait le jour dans sa patrie – car Le Joueur est éminemment russe, cela va sans dire – que dix ans après la disparition du compositeur, en une précautionneuse version de concert. Son véritable accès à la scène et dans sa langue se fera en 1974, à Moscou. Il connaîtra enfin le Mariinski grâce à Valery Gergiev, dans les années quatre-vingt-dix. En témoigne un bel enregistrement (paru en 1999 chez Philips).
Le metteur en scène polonais Grzegorz Jarzyna a méticuleusement construit chaque personnage de ce drame tragicomique, féroce comme un conte de Gogol, une réjouissance de Tchekhov ou un caractère de Saltykov-Chtchedrine. Pourtant, il ne force pas le trait, réservant à chaque protagoniste le bénéfice du doute, celui d’une humanité souvent contradictoire dont il laisse à la musique le soin de souligner le ridicule, la grande agitation mélancolique, le théâtre désespéré. C’est plus sûrement précipiter chacun dans les fiévreux abîmes des deux derniers actes.
À partir de l’« Alexeï Ivanovitch » impérieusement clamé par une Baboulenka que l’on disait morte trois secondes plus tôt, une course effrénée à l’amour et à l’argent, soit à la reconnaissance d’un moi toujours plus égaré, tend à la rompre une partition que Kazushi Ono sert magnifiquement, à la tête de musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon en grande forme. Les deux actes précédents laissaient le public s’acclimater à la vie faussement oisive de noceurs russes dans un palace allemand à proximité des tables de jeu. Faussement oisive, oui, car l’on y passe sa journée en intrigues et en complots afin de gagner l’argent qui donnera accès, le soir, à l’ivresse – de gagner mais, surtout, de perdre, quoi qu’on en dise - du déni de soi et de la vie : la roulette.
Une direction d’acteurs exigeante et précise donne tout leur poids aux personnages, dans le décor ingénieux de Magdalena Maria Maciejewska qui invente les dimensions changeantes de l’hôtel et le surgissement du casino, et ses costumes dessinant une sorte de discrète caractérologie vestimentaire sans pour autant réduire les rôles à des emblèmes. Mais si Alexeï fait d’abord figure d’homme normal, pourrait-on dire, parmi les égarés, la hargne qu’il met ensuite à vouloir sauver le monde – c’est-à-dire Polina qu’il ne sait pas ne pas aimer vraiment – le révèle atteint aussi grandement que ceux qu’il méprise.
Il n’était pas si aisé de condenser en deux heures d’opéra le roman de Dostoïevski. Prokofiev y parvint avec génie. Jarzyna et Ono tiennent en haleine le spectateur, avec la complicité de chanteurs investis dans leurs rôles.
Alexandra Guérinot est une Vieille Joueuse Suspecte bien en voix. Les deux Anglais, Charles Saillofest et Jean-François Gay, s’acquittent irréprochablement de leurs parties. Jérôme Avenas donne un Premier Croupier d’un impact clair et avantageusement projeté, de même que les quelques phrases du fidèle Potapitch confiées à Paolo Stupanengo. On demeure moins convaincu par Vassili Efimov, vociférant un Prince Nilski d’une voix flatteuse mais vociférant tout de même, par Jean-François Fleurençois, Directeur du Casino trop confidentiel et maladroitement cabotin, et par Andrew Schroeder, le baryton américain souvent apprécié qui, depuis quelques mois, continue de décevoir, comme cet après-midi par un Astley que l’oreille doit aller chercher. D’un timbre aux stridences idéales, Eberhard Francesco Lorenz campe un Marquis retors et détestable, comme il se doit, tandis qu’Alexander Teliga compose un Général presque attachant de sottise, d’un stentor parfaitement buffo.
Trois incarnations portent plus haut encore la représentation : la bouleversante Polina du jeune soprano letton Kristina Opolais, dont l’autorité vocale répond à la pertinence théâtrale, Marianna Tarasova, géniale Baboulenka qui se préserve de la caricature par un chant large et souple, souverain ; enfin et surtout, l’immense Alexeï – le joueur, donc – du ténor ukrainien Mícha Didyk : la voix est énorme, le timbre riche, la couleur construite jusqu’à l’extrême aigu sur la richesse du grave, l’impact médusant, la projection facile et la nuance sensible et intelligente. Lorsqu’on aura dit sa formidable présence dramatique, le lecteur comprendra qu’il y a bien longtemps que nos planches n’avaient été foulées par tel artiste.
BB