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Игрок | Le joueur
opéra de Sergeï Prokofiev (version de concert)
Après une Dame de pique bien terne, la veille [lire notre chronique], c'est un tout autre bonheur qui nous attend au Liceu, aujourd’hui, avec cette exécution du Joueur de Prokofiev en version concertante.
Basée sur le roman que Dostoïevski conçut à partir de son expérience du jeu en 1863 à Wiesbaden, la partition et le livret (de la main même du compositeur) en quatre actes sont achevés en 1917, en pleine révolution bolchevique. Destiné à l'origine pour le Mariinski de Saint-Pétersbourg, l'ouvrage sera finalement écarté, considéré somme injouable et inchantable par les solistes et les instrumentistes du célèbre théâtre. L'œuvre ne serait créée que douze ans plus tard, en français, à La Monnaie de Bruxelles, après que Prokofiev en ait allégé et simplifiée l'orchestration ainsi que les parties vocales. Ainsi le musicien ne l'entendrait-t-il jamais de son vivant dans sa version originale. Il faut attendre 1963 pour que Guennadi Rojdestvenski la ressuscite au Bolchoï (Moscou).
Fort difficile à interpréter, pour les voix comme pour l'orchestre, Le joueur est une œuvre au style radical, avant-gardiste, et à l'orchestration foisonnante. Elle ne comporte pas d'airs à proprement parler, ni de développement symphonique. Les deux premiers actes se réduisent à une suite de récitatifs où les protagonistes rapportent le drame se jouant sous leurs yeux, plus qu'ils ne le vivent. Ils gagnent ensuite en consistance, à l'instar de la partition, pour aboutir au chef-d'œuvre de dramaturgie musicale qu'est le second tableau du dernier acte où une vingtaine de solistes chantent sans que leurs voix ne se superposent jamais, dans un rythme virtuose et endiablé.
Aussi faut-il une baguette experte et des chanteurs aguerris pour rendre pleinement justice à l’ouvrage. Honneur soit rendu à Joan Matabosch, directeur artistique du Liceu, d'avoir réuni une équipe formidablement homogène et, surtout, à la hauteur de l'enjeu. Tous formidables, les chanteurs font preuve d'un investissement total, sans que jamais aucun d'entre eux ne tire à lui la couverture.
Dans le rôle-titre, après les défections successives de Galouzine puis de Didyk amené à remplacer Ben Heppner dans La dame de pique, c'est au final Mikhaïl Vekua qui prête son incroyable organe au héros dostoïevskien. Doté d'un timbre clair et remarquablement expressif, le ténor ne souffre d'aucune défaillance dans un rôle omniprésent que l'orchestre pourrait bien souvent mettre à mal, gratifiant d'aigus d'une incroyable insolence – une découverte que l'on souhaiterait entendre dans Hermann ! La Polina d'Olga Guryakova atteint, elle aussi, des sommets, d’une voix qui s'avère toujours aussi riche et pleine sur toute la tessiture. Elle n'a de cesse, même quand ce sont ses partenaires qui chantent, de composer un personnage tour à tour mystérieux, déchiré ou cynique, jetant des regards toujours lourds de sens.
À l'applaudimètre, c'est le célèbre mezzo russe Elena Obraztsova (accueillie par des « Elena ! » fusant de toute la salle à son entrée en scène) qui recueille le plus de suffrages. Chantée dans une quasi absence de vibrato et une remarquable fraîcheur de timbre, sa Baboulenka impressionne par une incroyable présence scénique. Vladimir Ognovenko, incontournable dans le rôle, éblouit lui aussi, avec sa superbe voix de basse, en incarnant un Général aussi pitoyable que cupide. La Blanche manipulatrice d'Olga Savova, le marquis cynique de Stephan Rügamer et l'Atsley de Joan Martín-Royo complètent dignement l'affiche.
D'un geste expressif et détaillé, le chef russe Alexander Anissimov dirige de main de maître un Orchestre Symphonique de Barcelone dans une forme olympique. Débrouillant magistralement ce véritable écheveau polyphonique signé Prokofiev, il sait aussi chauffer à blanc la phalange catalane vers un résultat sonore prodigieux, tenant les spectateurs en haleine.
EA