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Игрок | Le joueur
opéra de Sergueï Prokofiev
Крокодил… Dix ans après sa libération du bagne d’Omsk, en Sibérie, Fédor Dostoïevski imagine un conte satirique narrant en quatre brefs chapitres la dévoration d’Ivan, gaillard jovial et intrépide, par Karl, gigantesque crocodile (kрокодил) propriété d’un brave et riche Allemand qui le flatte d’affectueux « mein Sohn » et « Karlchen » (mon fils, mon petit Charles). Nous sommes en 1865 ; moins d’un an plus tard, l’écrivain russe rédige parallèlement le vaste Crime et châtiment et Le joueur, roman comparativement fort concis.
Crocodile… On évoque souvent ses fameuses larmes pour ce qu’elles ont de construit et calculé plutôt que de sincère, moins encore de spontané. Le cynisme de l’intrigue montre la ruine d’un vieux général pour une margoton française cueilleuse d’héritage : ce sont bien ces larmes-là qu’affichent ladite Blanche (belle ironie !) et son quasi-souteneur de Marquis lorsque survient la grand-mère richissime que tous croyaient mourante.
Krokodil… Autrement dit dihydrodésoxymorphine, un assemblage artisanal d’opiacé, de carburant, de diluant à peinture et de codéine. Apparu en Russie au début de notre siècle, ce puissant psychotrope coûte environ vingt fois moins cher que sa « cousine noble » la diacétylmorphine, autrement connue sous le nom d’héroïne (Heroin) que lui choisirent les laboratoires pharmaceutiques allemands Bayer en 1898. Outre son action plus radicale sur la modification des états de conscience, la krokodil provoque des plaques vert-ocre qui écaillent la peau du consommateur à la manière du cuir de nos bien chers crocodylinae. Rapidement le durcissement de ces plaques entraîne un pourrissement des tissus. La substance tient donc son nom de deux particularités : imposer nouvel atour au derme de l’usager et provoquer la putréfaction de son corps, ce qui rappelle le mode de nutrition du grand reptile – ses dents étant capables ni de trancher ni de mâcher (mais seulement de tuer, soutenue par une mâchoire à la force terrible), l’animal a coutume de ramollir la chair de ses proies en les stockant sous l’eau afin qu’elle s’y décompose.
Sans doute sont-ce les raisons pour lesquelles le metteur en scène Tilman Knabe, à qui le Nationaltheater de Mannheim a déjà confié plusieurs productions (Lady Macbeth de Mzensk, Lohengrin, La fanciulla del West et La Wally), choisit de placer un crocodile en fronton de portail central du vaste hall d’hôtel décrépi où il donne rendez-vous aux quatre actes de l’opéra de Sergueï Prokofiev – le premier à être écrit d’après Dostoïevski, romancier à la faconde théâtrale dont s’emparait il y a trois décennies Mieczysław Weinberg dont on vit ici même L’idiot [lire notre chronique du 27 juin 2013]. Un crocodile-portier, donc, mais trois autres, nettement moins inertes, ceux-ci, qui hantent le plateau de leur lente déambulation, ouvrant de temps à autre la gueule pour entraîner quelques personnages dans les trappes.
À s’arrêter court, la chose demeurerait anecdotique. Clin d’œil à la nouvelle éponyme, ces crocodiles renvoient à la virulente critique dostoïevskienne d’une société allemande capitaliste qu’il exècre (férocement, il place l’action à Roulettenbourg et dénomme le baron prussien Wurmerhelm, qu’on traduirait par casque de ver…) – de fait, Alexeï partage cette haine de l’auteur pour le mode de vie petit-bourgeois que fièrement il déclare « trop répugnant pour ma nature tatare ». La conscience politique de Dostoïevski est omniprésente dans le texte comme dans la réalisation de Knabe qui recoure, en prélude à la frénétique scène de jeu (tableau médian du dernier acte), à l’injection de quelque produit qu’on devine krokodil, surnommée drogue du zombi mais surtout héroïne du pauvre – bien visible, le fossé social entre « pauvres gens »1 et décadente aristocratie ou bourgeoisie esclavagiste. Quelle société nous est montrée ? Un aréopage de dandy mafieux, de putains, de noceurs, bref de sinistres voyous, où débarque une Baboulenka plus drôle que nature, miroir lucide des affres de tous, spirituellement énamourée de l’innocence coupable du précepteur.
Dans ce dispositif lézardé, oppressant et sordide que signe Johann Jörg, une vie fiévreuse grouille trois actes durant, sous la direction inventive et avisée d’un maître d’œuvre qui malheureusement ne sait pas garder mesure : il dissipe l’impact dramatique en en voulant trop faire – « roaring ruff raff with thwick, thwack, thirlery bouncing », dira-t-on2. Les deux ultimes tableaux se perdent tout à fait dans les limites de la volonté d’absolument coller à l’actualité (rumeur d’intrusion de Krokodil en territoire allemand) : dommage d’avoir gâché ce qui s’amorçait si brillamment.
Écrit entre 1915 et 1917, l’ouvrage de Prokofiev, créé le 29 avril 1929 à Bruxelles (en langue française) et qui ne connaîtrait les honneurs de la scène russe que dix ans après la mort du compositeur (disparu le même jour que Staline, rappelons-le), convoque une bonne vingtaine de chanteurs. Applaudissons chaleureusement Valentin Anikin en Potapitch solide, Stephan Somburg en ferme Patron du casino, l’aigu fulgurant de Christoph Wittmann en Croupier, comme toute la kyrielle de joueuses et de joueurs ! Pour les rôles principaux, Sebastian Pilgrim campe d’un robuste organe le Général, la clarté du timbre de Ziad Nehme excelle en Marquis quand Nikola Diskič fait un Astley efficace. Du côté des dames, on apprécie la Blanche chaleureuse et enveloppante de Ludovica Bello et la Polina expressivement dotée de Ludmila Slepneva [photo], mais saluons surtout l’inénarrable Babouchka d’Edna Prochnik, rôle « payant » s’il en est, ici admirablement servi. La partie d’Alexeï requiert une grande endurance vocale, mais aussi un art du théâtre dûment entraîné : plus que vaillant, le ténor géorgien Zurab Zurabishvili possède l’une et l’autre, chanceux que nous sommes !
Toujours en étroite symbiose avec le texte, la partition est finement tissée et ne laisse guère d’autre alternative que de foncer courageusement dans une dramaturgie échevelée. Actuel kappelmeister de l’Orchester des Nationaltheaters Mannheim, Alois Seidlmeier mène valeureusement ses troupes, tout en ciselant cet îlot de mélancolie qui conclut l’Acte III, étrange respiration dans la tourmente, avec sa valse nauséeuse du désespoir amoureux. S’il est une œuvre à manquer cruellement à nos théâtres, c’est bien ce Joueur, découvert au public français en 1966 (Toulouse) et que l’on ne put récemment voir qu’une fois [lire notre chronique du 25 janvier 2009]. Bonne nouvelle : l’Opéra de Monte-Carlo le programme le mois prochain.
BB
1 Les pauvres gens, roman de Fédor Dostoïevski paru en 1846
2 Thomas Nashe, cité par Hattaway (Elizabethan popular theater)