Chroniques

par bertrand bolognesi

Игрок | Le joueur
opéra de Sergueï Prokofiev

Theater, Bâle
- 10 mars 2018
création suisse du Joueur de Prokofiev, par l'excellent Vassili Barkhatov (2018)
© priska ketterer

L’homo sapiens du XXIe siècle a-t-il définitivement transposé son vivre dans la virtualité ? Et ce vivre-là est-il complètement soumis à l’addiction exponentielle à toute forme de projection qui masque les imperfections du quotidien ? Ce goût plus ou moins mythomaniaque pour l’absorbant exotisme de la toile, via ordinateur, IPad, IPhone et autres tablettes, est-il le résultat d’une aliénation mentale généralisée ou la cause de cette aliénation ?... Ce ne sont certes pas les questions que se posait Dostoïevski en achevant Le joueur (Игрок, 1866), ni celles qui préoccupèrent Prokofiev se saisissant de ce texte majeur de la littérature russe, entre 1914 et 1917, objectera-t-on.

Est-ce si sûr ? À défaut de l’envahissante virtualité dont use avec une admirable maestria la mise en scène de Vassili Barkhatov, la mythomanie évoquée plus haut, forme d’exil, est bien au cœur du roman, de l’opéra et de leurs auteurs. Au tout début de la Grande Guerre en Europe, le compositeur conçoit à l’étranger d’écrire son opéra auquel point final sera mis dans les dernières semaines de la montée de la Révolution de 1917. Hors de la terre natale, il dut s’adapter aux mœurs d’un ailleurs où se projeter, voire se fantasmer, qui toujours demeurait lointain, bien qu’à le physiquement fouler chaque jour – de même qu’on parle d’un schéma corporel, il existe une imprégnation intime du territoire, antagoniste avec la vie dans un autre pays. Toute une partie de l’histoire russe s’ouvre dès lors, celle de tant de citoyens ayant fui vers l’ouest où refaire leur vie (à Berlin, à Paris, à New York, etc.). La localité de Roulettenburg est une invention de Dostoïevski, s’inspirant des villes de jeu qu’il fréquenta beaucoup – à Wiesbaden, les dettes qu’il laissa sont fièrement estimées comme un patrimoine culturel par les autorités du casino ; à ce titre, elles ne sauraient être jamais apurées. Lui-même fut donc un Russe à l’étranger, observant, dans sa propre fièvre de joueur, un aréopage tant coloré que tragique de malades compulsifs soumis au hasard. Comme l’écrivain, Prokofiev n’est pas en Russie lorsqu’il fomente son Joueur. De fait, la fièvre identitaire de l’exilé qui joue parce que seul l’argent – il peut tout, dit-on – effectuerait le miracle de l’intégration enflamme la partition de bout en bout.

Le jeune metteur en scène, dont le travail fut remarqué avec avantage à Baden Baden et à Berlin [lire nos chroniques de Jenůfa et de L’invisible], n’a que faire d’une image d’Épinal de casino. Durant le prélude orchestral nous sont montrés cigares, smokings, verres d’alcool et nœuds papillon dans les vidéos du collectif 2BLCK, en surplomb du décor, comme par une ironie presque dolente. La scénographie de Zinovy Margolin donne à voir un hôtel propret, continuellement dans la nuit, avec ses boites à lettres à droite et l’arrêt du tram 137 en direction de la gare centrale, à l’autre extrémité. Loin du luxe des salles à frisson, la production investit le joueur qui sommeille en chacun de nous, en invitant le jeu dans la maison où s’abstraire devant l’écran des miracles et des désastres. Tout à tour en façade ou en coupe, l’immeuble révèle une poignée de petits-bourgeois vides et malheureux, habillés par Olga Shaïshmelashvili, qui se ruinent en rêvant. Le jeu est le sujet de tous, y compris des enfants du Général (petite fille modèle et boudeur adolescent qui ne trouve plus contre qui ou quoi diriger sa crise, et qui tente même de consoler son père, plus gamin que lui !) – même l’épisode choisi du dessin animé Masha et Michka (Oleg Kozouvkov, Маша и Медведь, 2009) est une partie de dames entre l’enfant malicieuse et l’ours souriant. Pour sa première en Suisse, Le joueur bénéficie donc d’une actualisation très pertinente qui ne s’en tient pas à de superficielles vertus illustratives. Trois tableaux sont particulièrement marquants : le premier, dans la buanderie commune où ce petit monde lave son linge sale, l’arrivée de la Baboulenka qui préfère la vodka au champagne et distribue à tous des cadeaux panrusses (écharpe de foot, icone, calendrier des hauts lieux touristiques, etc.), enfin la grande partie de roulette finale, avec le visage de chaque joueur surdimensionné sur les pièces de la résidence, où se lisent angoisse, espoir, suée – en un mot : délire. Vassili Barkhatov signe une construction dramatique exigeante et inventive, avec des personnages affolants, dont ce Marquis trafiquant de cocaïne qui les tient tous par des reconnaissances de dette. À ce titre, deux passages s’avèrent poignants : le désespoir du Général, habituellement tourné en dérision, ici bouleversant, enfin le refus violent de Polina qui détruit l’ordinateur avec lequel le précepteur vient de gagner de quoi se libérer financièrement du Français… sauf qu’il s’agit d’amour.

Magistralement soutenue par une fosse haletante, l’équipe de chanteurs incarne avec un engagement rare les différents caractères. Outre l’efficacité des Croupiers (Ingo Anders et André Nicolas Schann), félicitons Pavol Kubáň (baryton) pour son Astley bien émis et fort présent, avec un aigu lumineux, le Prince au timbre invasif de Karl-Heinz Brandt (ténor), Kristina Stanek (mezzo-soprano) qui campe une Blanche idéalement chafouine, enfin Rolf Romei (ténor) en Marquis qui tour à tour persifle et supplie, pervers à souhait. Le baryton-basse Pavlo Hunka retrouve un lustre que l’on croyait perdu : son Général robuste convainc haut la main. De même le comique irrésistible de la Baboulenka revient-il à Jane Henschel qui conquiert le public. Le couple impossible des jeunes nous vaut une merveille de chant, servi par le lyrisme chaleureux d’Asmik Grigorian, entendue à deux reprises en héroïne de Wozzeck [lire nos chroniques du 22 mai 2011 et du 24 août 2017] – une Polina d’anthologie ! –, et par le très puissant Dmitri Golovnin, Alexeï d’une invraisemblable générosité de timbre, avec un aigu offert, sans filet, comme le butin refusé par la belle. Après un Mychkine d’exception, le ténor russe livre un grand Joueur [lire notre chronique de L’idiot].

Alors qu’il ne fut créé qu’en 1929, à Bruxelles, l’opéra de Prokofiev connaît désormais un regain d’intérêt. Après les productions de Grzegorz Jarzyna, d’Harry Kupfer et de Tilman Knabe [lire nos chroniques du 25 janvier 2009, du 17 février 2017 et du 27 février 2016], et celle-ci qui fera date, le mélomane belge découvrira la version de Karin Henkel (du 13 au 19 juin à Anvers, du 28 juin au 7 juillet à Gand). À la tête du Sinfonieorchester Basel, une ferme souplesse caractérise la direction de Modestas Pitrénas qui traverse avec une grande force suggestive cet enchevêtrement de plans dramatiques [lire notre chronique de Valentina d’Arturs Maskats]. La conscience vive d’une conception musicale qui bientôt conduirait le compositeur à écrire pour le cinéma – vingt ans plus tard, on surprend d’ailleurs la récupération d’un motif du deuxième acte dans Alexandre Nevski (Sergueï Eisenstein, Александр Невский, 1938) – est à l’œuvre dans sa lecture infiniment nuancée. Dirigés par Michael Clark, les artistes du Chor des Theater Basel ne sont pas en reste, dans une prestation honorable en tout point.

BB