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Chroniques
Игрок | Le joueur
opéra de Sergueï Prokofiev
À l’aune de plusieurs productions récentes de cet ouvrage pourtant assez rare jusqu’à lors, force est de constater que Le joueur peut se faire l’écho des préoccupations actuelles [lire nos chroniques du 10 mars 2018, du 17 février 2017, du 27 février 2016 et du 25 janvier 2009]. On se posait la même question l’été dernier à propos du Lear de Reimann et l’on pensait trouver réponse dans le carriérisme qui caractérise notre société. Dans le cas présent, plus que la compulsion du jeu ou l’appât du gain c’est une critique lucide de la maladie de la performance qui semble à l’origine de cet intérêt. Avec la complicité de la scénographe Muriel Gerstner, Karin Henkel situe sa mise en scène dans un espace unique, démultiplié en miroirs déformants par les aspirations des différents protagonistes. Les récits visuels fantasmés du Général ou d’Alexeï ont pour cadre les petites cases d’une roulette, attendant d’être choisies par le hasard – jamais aboli par un coup de dés, rappellent les lettres lumineuses d’un mauvais lieu convoquant Mallarmé… Au cœur, deux lits impersonnels comme ceux de l’hôtel où repose un aréopage fébrile ne confiant sa destinée qu’à la chance. Ainsi tout le monde rêve-t-il, tel que montré sous la lumière savante d’Hartmut Litzinger. La lecture de la metteure en scène allemande s’édifie sur ce principe majeur qu’elle sait habiter par une direction d’acteurs assidue, tout en développant deux autres procédés : la doublure, parfois invasive, du précepteur par un danseur (Miguel do Vale) et l’absence de représentation des divers lieux de l’action, laissant, par exemple, à la musique le soin, parfaitement assumé par Prokofiev, d’évoquer la fameuse partie de casino où pour un soir l’amoureux fait merveille. Klaus Bruns nourrit ce dispositif efficace par des costumes plutôt neutres qui échappent à la datation, inventant au passage une miraculeuse robe-dessus-de-lit à une Baboulenka de conte noir.
Au pupitre du Symfonisch Orkest Opera Vlaanderen, Dmitri Jurowski s’attache plus à la profondeur du matériau musical qu’à la fièvre décrite. Le chef tisse un fil d’émotions exacerbées, écran sonore où s’échouent les passions projetant l’avenir incertain, et prend soin de chaque détail d’une orchestration riche. Pour autant, la représentation coule immanquablement dans le vertige, comme il se doit.
De la vingtaine de rôles croisant ces troubles eaux dostoïevskiennes, l’on retiendra certaines incarnations plus que d’autres, étant dit que chacun trouve ici à s’investir loyalement dans l’aventure lyrique. La solide basse du jeune Markus Suihkonen fait autorité en Wurmerhelm ridicule (plus tard en joueur). De même les deux Croupiers, Denzil Delaere et Davy Smets, remplissent-t-ils honorablement leur charge. Pavel Yankovsky donne un Astley élégant et tranquille, quand Michael J. Scott campe un Marquis persifleur à souhait, présence tant inquiète qu’inquiétante qui mène froidement ses dupes. La Blanche de Kai Rüütel possède l’apanage nécessaire, aussi bien dans l’opulence du timbre et l’exubérance théâtrale que dans l’avantage physique – on en pardonnerait ce pauvre Général… La composition de Renée Morloc brûle les planches : laissée pour morte, sa Baboulenka surgit du Styx en des accents de stentor qui rendent irrésistible sa première apparition. Loin de s’en tenir à cet effet, tour à tour comique et terrible, somme toute servi sur un plateau d’argent par la partition, l’artiste magnifie le rôle par un phrasé généreux et enveloppant. D’abord séduisant, le ténor de Ladislav Elgr accuse bientôt quelque fatigue dans la partie, certes tendue, d’Alexeï. L’on n’en goûte pas moins les belles harmoniques graves qui façonnent sa tessiture jusqu’au très aigu. Moins héros qu’il nous fut toujours donné de voir, le personnage est bien le narrateur, rendu anxieux par un narcissisme niais, du roman originel. Anna Nechaeva livre une Polina fragile, sœur du danseur, souvent au bord du gouffre épileptique. Elle dispose de moyens vocaux d’une grande souplesse qui engagent positivement sa prestation. Enfin, on retrouve Eric Halfvarson en roucoulant barbon, Général cultivant une chimérique existence de jeune premier irrémédiablement situé par la voix dans une franche maturité. Outre l’indicible confort que la grande basse étasunienne offre à l’héritier potentiel, admirons la construction dramatique qui, plus noblement que d’accoutumé, élève ce grotesque – par-delà l’infarctus et même le trépas rendus effectifs par la mise en scène. Avec ses atouts bien à lui, ce Joueur flamand tient donc dignement son rang.
BB